38 Traduction stylistique du projet
Tout ce projet d’aller plus loin que Proust, Joyce et Virginia Woolf dans leur direction même se traduit donc, chez Sarraute, par des modifications stylistiques :
Ce n’est en effet pas un hasard que ce soit au moment d’employer ces brèves formules, en apparence si anodines, qu’ils se sentent le plus mal à l’aise. C’est qu’elles sont en quelque sorte le symbole de l’ancien régime, le point où se séparent avec le plus de netteté la nouvelle et l’ancienne conception du roman. Elles marquent la place à laquelle le romancier a toujours situé ses personnages : en un point aussi éloigné de lui-même que des lecteurs.
Le dialogue, la situation d’interaction entre deux personnages devient alors l’élément central de la méditation de l’écrivain. Proust est à nouveau pris comme point de repère de ce que peut le roman :
Pour ce qui est, en particulier, du dialogue, Proust lui-même dont il n’est pas exagéré de dire qu’il a plus qu’aucun autre romancier excellé dans les descriptions très minutieuses, précises, subtiles, au plus haut degré évocatrices, des jeux de physionomie, des regards, des moindres intonations et inflexions de voix de ses personnages, renseignant le lecteur, presque aussi bien que pourrait le faire le jeu des acteurs, sur la signification secrète de leurs paroles, Proust ne se contente pour ainsi dire jamais de simples descriptions et n’abandonne que rarement le dialogue à la libre interprétation des lecteurs. Il ne le fait que lorsque le sens apparent de leurs paroles recouvre exactement leur sens caché. Qu’il y ait entre la conversation et la sous-conversation le plus léger décalage, qu’elles ne se recouvrent pas tout à fait, et aussitôt il intervient, tantôt avant que le personnage parle, tantôt dès qu’il a parlé, pour montrer tout ce qu’il voit, expliquer tout ce qu’il sait, et il ne laisse au lecteur d’autre incertitude que celle qu’il est forcé d’avoir lui-même, malgré tous ses efforts, sa situation privilégiée, les puissants instruments d’investigation qu’il a créés.
Sarraute tentera d’écrire pour le théâtre. Mais elle constatera assez vite que son style la ramène au roman (comme elle le dit dans l’interview télévisée diffusée plus haut).