40 La préface de Sartre
Voici le début de la préface de Sartre pour le livre Portrait d’un inconnu :
Ce que cherche, tout d’abord, celui qui raconte cette histoire, c’est d’arriver à capter chez les personnages qui le fascinent – un vieux père et sa fille – sous leurs attitudes et leurs paroles, par-delà leur monologue intérieur, ces mouvements secrets, inavoués, à peine conscients, ces sentiments à l’état naissant, qui ne portent aucun nom, et qui forment la trame invisible de nos rapports avec autrui et de chacun de nos instants.
Et Sartre continue en inscrivant directement la peinture que Sarraute donne de ses personnages au sein d’une interprétation dont il emprunte les concepts directeurs à Heidegger. Parlant du livre Tropisme de Sarraute, il écrit :
C’est la « parlerie » de Heidegger, le « on » et, pour tout dire, le règne de l’inauthenticité. Et, sans doute, bien des auteurs ont effleuré, en passant, éraflé le mur de l’inauthenticité, mais je n’en connais pas qui en ait fait, de propos délibéré, le sujet d’un livre : c’est que l’inauthenticité n’est pas romanesque. Les romanciers s’efforcent au contraire de nous persuader que le monde est fait d’individus irremplaçables, tous exquis, même les méchants, tous passionnés, tous particuliers. Nathalie Sarraute nous fait voir le mur de l’inauthentique ; elle nous le fait voir partout. Et derrière ce mur ? Qu’y a-t-il ? Eh bien justement rien. Rien ou presque.
L’Authenticité, vrai rapport avec les autres, avec soi-même, avec la mort, est partout suggérée mais invisible. On la pressent parce qu’on la fuit. Si nous jetons un coup d’œil, comme l’auteur nous y invite, à l’intérieur des gens, nous entrevoyons un grouillement de fuites molles et tentaculaires. Il y a la fuite dans les objets qui réfléchissent paisiblement l’universel et la permanence, la fuite dans les occupations quotidiennes, la fuite dans le mesquin.