37 Anticipation de la critique

Sarraute semble d’ailleurs anticiper la critique de Beauvoir :

Mais il sait bien, tandis que replié sur lui-même, macérant dans le liquide protecteur de son petit bocal bien clos, il se contemple et contemple ses semblables, qu’au-dehors des choses très importantes (peut-être, et il se le dit avec angoisse, les seules vraies choses importantes) se passent.

L’un des passages que Beauvoir a pu prendre comme une critique affirme que le monologue intérieur, après avoir constitué une innovation romanesque (qui remonte d’ailleurs à Dostoïevski, voire à Madame de La Fayette) est désormais dépassé :

Mais ayant bien regardé et jugé en toute indépendance, il n’a pas pu s’en tenir là. Les modernes, en réveillant ses facultés de pénétration, ont réveillé du même coup ses exigences et aiguisé sa curiosité.

Il a voulu regarder encore plus loin ou, si l’on aime mieux, d’encore plus près. Et il n’a pas été long à apercevoir ce qui se dissimule derrière le monologue intérieur : un foisonnement innombrable de sensations, d’images, de sentiments, de souvenirs, d’impulsions, de petits actes larvés qu’aucun langage intérieur n’exprime, qui se bousculent aux portes de la conscience, s’assemblent en groupes compacts et surgissent tout à coup, se défont aussitôt, se combinent autrement et réapparaissent sous une nouvelle forme, tandis que continue à se dérouler en nous, pareil au ruban qui s’échappe en crépitant de la fente d’un téléscripteur, le flot ininterrompu des mots.

Mais ces reproches ne peuvent être adressés à ceux qui ont ouvert la voix car cela équivaudrait à reprocher au précurseur de n’avoir pas conquis ce qu’on n’a pu atteindre sans lui :

Mais n’est-ce pas là reprocher à Christophe Colomb de n’avoir pas construit le port de New York ?

Ces deux aspects du programme du Nouveau Roman (si on peut parler d’un programme) sont constamment imbriqués : pour certains auteurs, la forme est un moyen d’atteindre une partie du réel qui, jusque là, n’avait pas encore été conquise par les romanciers.

Pour d’autres, la forme, c’est-à-dire la modification de la façon de s’exprimer d’un écrivain, les choses qu’il juge important de mentionner dans une narration, la façon dont il le fait, etc., est elle-même ce qui est à changer. Et ceci afin de faire voir que la description d’un insecte, d’une fleur, d’un pot de miel, c’est aussi de la littérature.

Tel est l’accord désaccordé, si on peut l’appeler ainsi, entre Sarraute et Robbe-Grillet : pour la première, la subversion de la forme est un moyen d’atteindre le réel ; pour le second, elle est le but même qui doit faire ressortir le fait que le champ de la littérature est bien plus étendu que ce qu’on avait jadis cru.