23 Pierre Ménard, auteur du Quichotte (nouvelle publiée par Borges en 1939)
Comparer le Don Ouichotte de Ménard à celui de Cervantes est une révélation. Celui-ci, par exemple, écrivit (Don Quichotte, première partie, chapitre IX) :
… la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôt des actions, témoin du passé, exemple et connaissance du présent, avertissement de l’avenir.
Rédigée au xvu° siècle, rédigée par le « génie ignorant » Cervantés, cette énumération est un pur éloge rhétorique de l’histoire. Ménard écrit en revanche :
… a vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôt des actions, témoin du passé, exemple et connaissance du présent, avertissement de l’avenir.
L’histoire, mère de la vérité; l’idée est stupéfiante.
Ménard, contemporain de William James, ne définit pas l’histoire comme une recherche de la réalité mais comme son origine. La vérité historique, pour lui, n’est pas ce qui s’est passé; c’est ce que nous pensons qui s’est passé. Les termes de la fin _ exemple et connaissance du présent, avertissement de l’avenir - sont effrontément pragmatiques.
On a ici l’exposé d’un sens particulier de ce que signifie « être un auteur ».
Car l’auteur est réduit à son minimum absolu : un copiste. Et l’intuition de Borges est donc la suivante : même ainsi réduit à l’acte en apparence le plus dénué de créativité qu’est la simple copie d’un texte (en fait, même d’un fragment de Don Quichotte), le sens associé au fait d’être auteur d’un texte change avec le temps, avec le contexte.
Dire (prononcer ou écrire) les mêmes mots au XVIIème siècle et au XXème siècle, ce n’est pas dire la même chose.