29 Mais revenons à Doubrovsky

Exemple d’un passage d’un autre livre de Doubrovsky, Le livre brisé, publié en 1989 (Serge Doubrovsky, qui a écrit en particulier sur Corneille, Proust et Sartre raconte la visite qu’il fit à ce dernier) [voir le texte en ligne où Doubrovsky analyse deux textes autobiographiques de Sartre Les mots et Les carnets de la drôle de guerre] :

Pour ça que je suis venu voir Sartre. Pour une fois que, derrière les textes, j’aperçois l’homme. J’entre dans la grande pièce nue, blanche, un studio bêtement moderne, avec des bouquins jusqu’en haut des murs, et des livres et des paperasses sur un bureau oblong comme une table de réfectoire. Sartre s’installe à sa table, moi dans un gros fauteuil de cuir. Si je vous ai reçu, c’est à cause de votre livre sur la critique. Voix métallique, haute, tranchante. Son bon œil, étincelant sous le verre des lunettes, me toise. L’autre biaise vers je ne sais où. Je m’en doute bien. Il a des millions de lecteurs, mais plus beaucoup de disciples. En France, on est en plein Foucault, en plein Lacan. Barthes bat son plein, le sujet ex-cartésien bat sa coulpe. S’exprimer est un terme obscène. Si on l’emploie en public, on risque de se faire écharper. Devant Robbe-Grillet ou Ricardou, on signe son arrêt de mort. L’Auteur est mort, le Dieu de la critique ait feu son âme.

C’est le langage qui parle tout haut, tout seul. Dedans, personne ne parle, il ne dit rien, sans source, sans origine, il se déploie en grandes formes symboliques. Blanchot, écriture blanche. Moi, je suis un mal blanchi. Mais je ne suis pas non plus le nègre de Sartre. Je sais, dorénavant, on structure, on ne totalise plus. Au total, il n’a plus tellement de fidèles. Pour ça qu’il me reçoit, mais il se trompe. Je ne suis pas si fidèle. Dépend à quel Sartre. Sa Critique de la raison dialectique, à sa sortie, je l’ai éreintée, dans la N. R. F., en une série de trois articles. Le Sartre qui veut mettre la philosophie existentielle dans le cadre du marxisme, peux pas l’encadrer.

Le style rappelle celui de Céline. Surtout d’ailleurs celui de la Trilogie allemande (D’un château l’autre (1957), Nord (1960), Rigodon (1969)). Style vif, style qui paraît chercher à épouser la pensée jusque dans ses brusqueries.