8 Bruno Blanckeman propose une périodisation de l’écriture au vingtième siècle

Une périodisation de la littérature du vingtième siècle devrait, selon lui, comporter au moins quatre grandes divisions qui se présenterait comme une sorte de généalogie de ces récits indécidables :

  1. A le décrire en terme de dominantes littéraires, son premier tiers [du vingtième siècle] se caractérise par la multiplicité des innovations esthétiques, marquées par Gide, Proust, Céline dans le domaine du roman ; par le surréalisme dans le domaine de la poésie et des arts de l’image.
  1. Les quelque 25 années suivantes, du début des années 1930 au milieu des années 50, se définissent par le primat d’une littérature de l’engagement, historique, éthique, politique, qui couvre essentiellement l’avènement des fascismes, la seconde guerre mondiale, le début des guerres de décolonisation. Elle s’associe aux noms de Gide encore, de Malraux, de Camus, de Sartre, d’Aragon.
  1. Vers le milieu des années 1950, une littérature portée par son désir de rupture esthétique en conteste les présupposés : derrière le label uniforme du Nouveau (Roman, Théâtre) ou de la Nouvelle (Critique, Vague) se fraient des cheminements singuliers et multiples, de Robbe-Grillet à Claude Simon, de Sarraute à Robert Pinget, de Beckett à Claude Ollier : seule la recherche expérimentale sur les formes narratives, la vocation intransitive de l’écriture romanesque, permettent d’en rapprocher les œuvres. […] Il s’agit de subvertir l’ordre dans son enracinement les plus élémentaire, le logos.
  1. Une quatrième période littéraire s’amorce ensuite, qui recoupe le dernier quart du siècle, un temps de crises : crise économique, depuis 1973 ; crise géopolitique, avec la décomposition accélérée des systèmes communistes qui aboutit, à l’aube des années 90, à une refiguration de l’espace international ; crise idéologique, avec, en France, une remise en cause, des grands référents communautaires ; crise biologique, enfin, avec d’une part l’apparition d’une pandémie des plus dérangeante, le sida, et d’autre part la redéfinition du principe même de vie en raison de possibilités scientifiques.

Elle conditionne l’esthétique et ses modes d’expression : peu d’effets de groupe ni d’écoles, pas de manifestes, plus d’avant-garde autoproclamée. Elle se répercute sur le statut de l’écrivain, en deuil de la figure prestigieuse de l’Intellectuel, et peut-être en simple mal de reconnaissance. Elle régit enfin la pratique du texte, moins épris que jamais d’appartenances génériques, en recherche de formes mutantes et hybrides, accordées à un univers dont le sens se recompose. A époque incertaine, récits indécidables : la notion d’indécidabilité narrative se veut la théorisation souple de ce postulat.

Dans cette dernière période, la littérature tend à intervenir sur le monde. Et c’est le rôle de ces récits « indécidables » qui ne sont ni tout à fait histoire factuelle ni tout à fait fiction.

Blanckeman le renvoie à une période de crise généralisée. Mais j’aurais plutôt tendance à y voir un accroissement de lucidité sur ce qu’est la littérature et sur le fait qu’elle s’appuie sur une constante communication entre factuel et fictif.

C’est un des thèmes du livre d’Alexandre Gefen, Réparer le monde, la littérature française face au XXIème siècle, publié en 2017. Il y défend l’idée que la littérature du XXIème siècle est une littérature qui, loin de répudier ses liens avec le monde, comme avait tenté de le faire le Nouveau Roman, aspire, au contraire, à y intervenir avec les moyens qui sont les siens.

Cette intention d’intervention de la littérature, elle-même liée à une lucidité plus grande sur le caractère de passage constant du factuel au fictif et inversement, cette perméabilité du factuel et du fictif, le factuel se nourrissant de fictif et le fictif se nourrissant de factuel, est aussi le moteur de la pragmatique littéraire. C’est-à-dire de la littérature qui se présente comme action sur une situation.

Quatre grandes périodes qui jalonnent l’apparition de ces récits indécidables. Tout ceci forme, en quelque sorte, l’histoire de la littérature (au sens de l’activité littéraire) qui va produire dans la formation de ce champ qu’on nomme aujourd’hui « médecine narrative ».