Sartre

Pour ouvrir ma porte, j’ai tout un jeu de clés. De quoi s’amuser. Une grosse serrure classique, inutile, crochetable à merci. Et puis, les deux verrous de sûreté, en bas, en haut. Je sors mon trousseau, je m’escrime. Je finis par ou­vrir ma porte, je la referme. Chacun doit vivre renfermé. Les existences sont dissimulées. Les appartements doivent être clos. Les visages de même. Dans la rue, ils sont lisses, impassibles, avec les pensées, en dedans, cadenassées. Sur ce défilé de figures muettes, pas une émotion qui filtre. Des automates, en complet-cravate ou en jeans. De temps en temps, une contraction des joues, un front qui se fronce, une langue qui jappe. Une humeur qui s’échappe de la bouche comme une fuite de gaz. Une seconde, au passage, on pénètre par effraction dans une tête. Parfois, il y a des gens béats, béants, qui rient tout seuls. En général, l’intimité se protège. Jalousement. Moi aussi, au-dehors, je suis muré. Pas une fissure, pas un regard ou un geste qui ouvriraient une brèche. Je me colmate. Que par écrit, dans mes livres. Là je m’expose, je m’entrebâille cœur et braguette. Dans ma vie, suis au secret en mon for in­térieur. Maintenant, je reverrouille soigneusement ma forteresse, en haut, en bas, je cale la clé dans la serrure. SIX HEURES DIX. J’ai trois bonnes heures devant moi. Je dîne tard, j’ai un estomac espagnol. Jamais avant neuf heures et demie. Je vais vers la cuisine, sors mon Evian du frigidaire. Je bois un verre d’eau. Après une promenade,je bois toujours. Toujours de l’Evian. Après avoir bu, toujours je travaille. Une vie, c’est un éternel retour, une ritournelle. On chante sans cesse la même antienne. Mon existence est réglée comme du pa­pier à musique. Je me dirige vers mon bureau, je ferme la porte. Je suis prison­nier de mon horaire.

Drôle de métier. Pour travailler, je me claquemure. Tout seul, dans ma pièce. Après, tout seul dans ma tête. Deux fois par semaine, pendant deux heures, je suis de sortie. Tête à têtes, on met le contact. Ça électrise, on s’échauffe. Un bain d’ouailles, tout ouïe. Bic en main, bec ouvert, je les nourris. Ils me nour­rissent. Eux, d’un côté de la salle, moi, du mien. Comme au spectacle, quand on interprète. Je suis sur scène lorsque je planche. Leur écoute n’est pas un soutien : un viatique. Après la classe, après que je les quitte, je me dégonfle. L’outre des idées vidée, je retombe à plat, mon pouls est flasque. Fin de séance, fin de partie. Et puis, des jours et des jours, je me regonfle. Peu à peu, les textes insufflent. L’inspiration, ils vous la soufflent. Mais, avant le prochain essor, le prochain envol vers l’empyrée, les textes, ça se creuse. Les mines d’idées, on doit descendre dans leurs dédales. Parfois, on s’y perd. Maintenant, il faut que je gratte. Je m’assieds sur mon fauteuil à accoudoirs chromés, je croise les jambes, j’allume la lampe, je m’apprête. J’ouvre le livre à la couverture blanche, salie par des ans d’usage. En Alsace, aux environs de 1850, un institu­teur accablé d’enfants consentit à se faire épicier. Mon attention ne consent pas, je ne peux pas me concentrer. Je lève les yeux. Dans la cour, une clarté pâle. La bourrasque matinale s’est apaisée, les fusains sont redevenus immobiles, les feuilles des marronniers tremblent à peine. Entre mes tempes, des flots de pensées battent en tumulte, j’ai, dedans, un tourbillon, un grain. De folie, je tempête. Furieux contre moi. Pas dans les souvenirs de Sartre que j’ai envie de me plonger. Dans les miens. Ce qui m’en reste. J’enrage. Comment est-il pos­sible d’oublier. La première fois où l’on a fait l’amour. Avec qui. Je n’ai pas eu tellement de femmes dans ma vie. Don Juan au petit pied, Casanova de paco­tille. Combien de femmes j’ai eues. Hein. Pas besoin d’une calculatrice, pas un nombre avec dix zéros. Suis pas un héros érotique. Combien. Sais pas exacte­ment, je ne tiens pas un carnet de comptes, à la Stendhal, jamais fait la somme. Pour les gibbosités femelles, je ne peux donner qu’un chiffre rond. Quarante, cinquante, aucune idée. En quarante ans d’active, ça ne fait guère. Beau être nul en maths, par an, entre une et une un quart de moyenne. Pas lourd, pas une quantité astronomique. L’arithmétique de mes plaisirs reste modeste. Alors, si je ne suis pas même fichu de remettre la main sur la pre­mière, je suis le dernier des derniers. Je frappe du poing sur la table.

J’ai tapé trop fort. Rappel à l’ordre, rappel à Sartre. Il vient vers moi, il m’ouvre lui-même. J’ai des battements de cœur, avant de sonner. Là, devant moi, en chair et en os, poils de barbe mal rasés, la raie entre les cheveux raides, sous les lunettes rondes, l’œil torve. Comme sur les photos, en vif. SARTRE VI­VANT. 222, boulevard Raspail, là-haut, sur son faîte, au dixième. Emporté par l’ascenseur, je grimpe sur les cimes. Il me serre la main, me dit, je suis content de vous voir. Je suis ravi. Au septième ciel. Un de mes moments sublimes. Comme avec de Gaulle, dans l’amphi de la Sorbonne. Mais autrement. Autre chose. L’inverse. De Gaulle, un grand homme, haut comme un monument, une montagne. De sa taille redressée, quand il m’a tendu le vase de Sèvres, pour le regarder, j’ai dû lever les yeux vers le sommet du mont Blanc. Massif, de glace, debout. Éblouissant. J’ai l’admiration transie. Je me fige au garde-à­ vous devant l’idole. Libération, vénération. Une immense reconnaissance, éperdue, muette. Sartre, un grand homme tout petit. Le contraire. Il me met aussitôt à l’aise, entrez, il m’arrive à la poitrine. Naturellement, côté intellect, je ne lui arrive pas à la cheville. Mais, quand il me toise, il n’a pas la gloire écra­sante. Un rayonnement différent. Mal rasé, mal fringué, le torse large et de guingois. Il ne me domine pas. IL M’ILLUMINE. Sartre, pour moi, n’est pas n’importe quel grand écrivain. C’est moi, c’est ma vie. Il me vise au cœur, il me concerne en mon centre. Corneille, Racine, après trois siècles, ne sont plus personne. Des œuvres sans auteur, des mythes. J’adore en eux des fantômes. Proust, ses duchesses, déjà enterrés avant ma naissance. J’ai remâché avec joie sa madeleine, je lui dois d’infinis bonheurs tardifs. Mais Sartre. Ses livres ont jalonné mon existence. La Nausée, je l’ai dans l’édition pourpre d’après-guerre. L’Etre et le Néant, sur papier jauni, presque journal. Ses bouquins m’ont éclairé à mesure, guidé comme des phares. Il n’a pas évité tous les écueils, qu’importe. Son itinéraire balise mon trajet. Il m’a donné ses lu­mières. J’ai lu presque chaque ouvrage à sa parution. Vu, à leur création, la plupart de ses pièces. François Périer qui tue André Luguet dans les Mains sales en 48, ça reste. Au théâtre Antoine. Reggiani dans les Séquestrés d’Altona. Pour les Mouches ou Huis clos, les premières, macache. A l’époque, j’étais caché. Ce qu’il découvre. Comment il dévoile. C’est ce que j’aime. Les choses les plus simples, un encrier, un galet, une racine de marronnier. Quand on entre dans un café, quand on se regarde dans une glace. Qu’est-ce qui arrive si quelqu’un vous dévisage. Voilà. Les banalités de la vie, lorsqu’il s’en saisit, se mettent à tourbillonner d’intelligence. Des myriades de sens papillotent autour d’un geste. Si je ferme les yeux, là, devant moi, qu’est-ce qu’une image mentale. Tout poudroie sous les paupières, l’univers entier miroite de significations se­crètes. On a le tournis. Et puis, le chaos de fulgurations s’organise, il refait le monde de main de maître. Ça, la philo. Le gouvernement des idées, avec une poigne de fer. Mais avant, il faut le vertige, la nausée. Spinoza, Hegel, ils n’en ont pas assez bavé avant. Tout est trop clair, net. J’ai horreur de l’abstraction pure. J’aime qu’on me fasse voir. Pour ça que je suis venu voir Sartre.

Pour une fois que, derrière les textes, j’aperçois l’homme. J’entre dans la grande pièce nue, blanche, un studio bêtement moderne, avec des bouquins jusqu’en haut des murs, et des livres et des paperasses sur un bureau oblong comme une table de réfectoire. Sartre s’installe à sa table, moi dans un gros fauteuil de cuir. Si je vous ai reçu, c’est à cause de votre livre sur la critique. Voix métallique, haute, tranchante. Son bon œil, étincelant sous le verre des lu­ nettes, me toise. L’autre biaise vers je ne sais où. Je m’en doute bien. Il a des millions de lecteurs, mais plus beaucoup de disciples. En France, on est en plein Foucault, en plein Lacan. Barthes bat son plein, le sujet ex-cartésien bat sa coulpe. S’exprimer est un terme obscène. Si on l’emploie en public, on risque de se faire écharper. Devant Robbe-Grillet ou Ricardou, on signe son ar­rêt de mort. L’Auteur est mort, le Dieu de la critique ait feu son âme. C’est le langage qui parle tout haut, tout seul. Dedans, personne ne parle, il ne dit rien, sans source, sans origine, il se déploie en grandes formes symboliques. Blanchot, écriture blanche. Moi, je suis un mal blanchi. Mais je ne suis pas non plus le nègre de Sartre. Je sais, dorénavant, on structure, on ne totalise plus. Au total, il n’a plus tellement de fidèles. Pour ça qu’il me reçoit, mais il se trompe. Je ne suis pas si fidèle. Dépend à quel Sartre. Sa Critique de la raison dialectique, à sa sortie, je l’ai éreintée, dans la N. R.F., en une série de trois ar­ticles. Le Sartre qui veut mettre la philosophie existentielle dans le cadre du marxisme, peux pas l’encadrer. Salamalecs avec Khrouchtchev, accolade avec Castro, révérence à Mao Tsé-toung, quand il trinque à la santé de Togliatti, ce n’est pas ma tasse de thé. D’athée : je n’ai de foi ni religieuse ni politique. Pas d’absolu : question Révolution, je suis absolument sceptique. L’Homme-qui-est-l’avenir-de-l’homme, incroyant à deux cents pour cent. Porteur de valises du F. L. N., commis voyageur du tiers-monde, juge du tribunal Russell. Soixante-huitard sur le tard, gréviste à Renault sur le tas. Diogène dans son tonneau, Sartre sur le sien. Billancourt, fonçant bille en tête. Pas mon Sartre. Chacun le sien. Dans une œuvre aussi copieuse, un si abondant festin de verbe, il y a à boire et à manger. Quand un bonhomme est si immense, il y en a pour tous les goûts. Assez pour tout le monde. On se le partage. Je laisse à d’autres les grands faits et gestes. Refuser le Nobel, c’est Nobel et bon. Très bien. Pétitions par-ci, protestations par-là, chaque semaine, jour après jour un manifeste. Parfait. Mais ce n’est pas ce genre de signature qui m’a marqué. Mon Sartre, pas le Sartre Mao : le Sartre môa. J’ai devant moi l’auteur des Mots. De mes deux yeux, je le dévore. Des morceaux de son œuvre, je me les suis tellement assimilés, ils coulent dans mon sang, dans mon corpus. Le voir m’irrigue la rétine, un bain de bonheur. J’ai eu rudement peur qu’il me refuse un rendez-vous. Because mes trois articles incendiaires, qu’il refuse de me causer. Sans doute, il ne s’en souvient plus. Probablement, ne les a jamais lus. Sûrement, s’en torche. Il a le cuir assez dur pour ne pas craindre les piqûres de moustique. Il reprend, oui, j’ai bien aimé votre livre. La voix claque, les mots cinglent. L’œil unique térèbre. Pourquoi la nouvelle critique, le lui ai dédié. M’en dédis pas. La fonction du critique est de critiquer, c’est-à-dire de s’engager pour ou contre et de se situer en situant, JEAN-PAUL SARTRE, Situations I. En exergue. Comme ça que ça commence.J’aime le Sartre du début. Quelque part entre L’Etre et le Néant et la Nausée, l’Imaginaire et le Mur. C’est là que je suis arrimé, là que je m’encre. C’est dans son flot d’écriture. Les idées, les concepts, d’accord. Ou pas. M’y suis pris, m’en suis dépris. Parfois repris. Pas l’essentiel. L’essentiel, comment les mots s’accouplent sous sa plume. Chaque fois que je le lis, je jouis. Un écrivain, c’est là, c’est ça, pas ailleurs. Les idées, s’il y en a, après. D’abord, se passe à ras de verbe, dans un friselis d’adjectifs. A même la phrase. Sujet, attribut, comment il copule. Sartre, c’est à jet continu, un gey­ser incontinent. Son écriture, à gros bouillons, à grands brouillons, tour­ billonne, brouille les genres, fracasse les frontières, brise les vitres, envahit les vitrines, logorrhée au stylo, écholalie à la langue, charrie l’écume, brasse les scories, embrasse l’univers entier, concasse le style, malaxe les registres, mélange philo et populo, disserte, éructe, vomit dans la même phrase, pé­dant, trivial dans la foulée, génial dans la longue coulée. Roman, essai, théâtre, critique, politique, son immense fleuve de mots traverse tout, em­porte tout dans un jaillissement hirsute de quinze mille pages. Les pâles pu­ristes ne l’aiment pas. Rien qu’à entendre son nom, ils se pâment. Dégoûts et des couleurs, chacun les siens. On peut prendre les grosses bourdes de Lacan pour de l’humour subtil. Les dandinements affétés de Foucault pour de la grâce éthérée. Seulement, il ne faut pas venir me dire : Sartre n’est pas un écri­vain. Il n’a pas de style à lui, à force de toucher à tout. Une page de Sartre, c’est signé, pas singé. A la seconde, du Sartre, ça se reconnaît au rythme, au son. Une pièce d’or impur qui tinte.

Il n’a pas déçu mon attente. On a parlé de tout, de rien, sauté du langage des dauphins à la langue de Flaubert. Voix haut timbrée comme un métal qui vibre, il s’est promené d’un domaine à l’autre, avec la même maestria univer­selle, la même affabilité retorse. Généralissime du Savoir, Professeur en chef: moi, sous-off de la piétaille enseignante, j’étais aux anges. Reçu plus d’une heure dans son nid d’aigle, lui au faîte de la gloire. Moi, au comble de l’hon­neur. Je voulais depuis longtemps, depuis toujours, le voir. Je l’ai vu. Sur ces cimes, j’ai eu mon baptême de l’air. Je baisse de nouveau les yeux vers le bou­quin, devant moi, sur ma table, avec des traînées noirâtres sur la couverture blanche. L’heure tourne, je devrais l’ouvrir, m’y plonger. Je ne sais, quelque chose m’arrête. Je n’arrive pas à le relier. A le relire. Au type, là-haut, là-bas, vingt ans déjà, qui me palpite entre les paupières. Sartre refuse de disparaître dans les Mots. Il insiste, persiste. Comment voulez-vous faire passer chair et squelette dans un texte. Daïmon au menton poilu, à la voix un peu stridente, de tête. Quelle tête. Dehors, avec les dents jaunies qui se déchaussent, entre Quasimodo ricaneur et satyre à grimaces. Dedans, une des deux trois têtes pensantes du siècle. Et l’œil, le bon, le seul, en vrille, qui transperce, met l’er­reur au jour, dévoile l’évidence. Pas évident. Du tout, le rapport. Je n’en vois pas. L’être vivant, qui se dresse là, devant vous. Les pages et les pages qui s’alignent. Comment celles-ci retiennent, contiennent l’autre. Pas possible. L’existence n’est pas du même ordre que le discours. Sartre qui le dit, dans la Nausée: il faut choisir: vivre ou raconter. C’est l’un ou l’autre, pas sur le même plan, le même registre. Vous direz : on peut choisir de raconter sa vie. Ça s’ap­pelle une autobiographie. Les Mots sont l’autobiographie de Sartre. Voilà, c’est d’histoires vraies. Comme s’il pouvait y avoir des histoires vraies; les événements se produisent dans un sens et nous les racontons en sens inverse. Autobiographie, roman, pareil. Le même truc, le même truquage : ça a l’air d’imiter le cours d’une vie, de se déplier selon son fil. On vous embobine. En réalité c’est par la fin qu’on a commencé. Elle est là, invisible et présente. Toujours Sartre, toujours la Nausée. Une histoire, quand on la raconte, il faut créer un suspense. Pour qu’on lui prête attention, on doit entretenir l’attente, tenir le lecteur en ha­leine. Qu’est-ce qui va donc se passer. Comment ça va se terminer. A cet égard, une autobiographie est encore plus truquée qu’un roman. Un roman, on peut concevoir qu’on l’invente à mesure, que l’auteur ignore ce qui va arriver au chapitre d’après. La suite au prochain numéro. Lorsqu’on relate son exis­tence, la suite, par définition, on la connaît. Plus que du pseudo-imprévu, des attentes controuvées, des hasards refabriqués de toutes pièces. Même en vou­lant dire vrai, on écrit faux. On lit faux. Folie. Une vie réelle passée se présente comme une vie fictive future. Raconter sa vie, c’est toujours le monde à l’envers.

Je détourne les yeux du livre, je n’ai pas envie de l’ouvrir. Je veux le vrai Sartre. Il retourne: toujours lui, toujours la Nausée. Il se dresse sur les pointes des courts barreaux de la grille, qui sépare mon jardin de l’immeuble en face. Sa vue me perce le cœur. Revenu le voir, une seconde fois, plus de dix ans après. En juin 79. Un revenant, l’ombre de lui-même. Lorsqu’il m’a ouvert la porte. Lui, dans sa nouvelle demeure, près du cimetière Montparnasse, au 29, boulevard Edgar-Quinet. Moi, de nouveau emporté vers les hauteurs, dans l’ascenseur, bâtiment A 2, je m’élance vers les cimes. Jamais il ne m’a paru si bas. Sur aucune photo. Dans son film, il a encore fière allure, babil abondant, coulant de source. D’un coup, croulant. Tout tassé, en face, debout, dans son blouson beige, bizarre, mi-peau, mi-lainage. Recroquevillé. Sent le corbillard. La voix, humble, tremblote, entrez. L’orgueil, soudain, une morgue. Je reve­nais voir mon grand homme. Devant moi, j’ai son cadavre anticipé. Me point le cœur, me serre la gorge. Je dis, vous êtes sûr que je ne vous dérange pas.

J’éprouve une gêne inattendue, sur le palier, j’ai l’air malin. Avec mon gros ap­pareil enregistreur, je suis dans mes petits souliers. Mon ami Michel Contat m’a prêté son magnétophone, un mec calé pour les interviews. Avec Sartre, il en a réalisé récemment une fameuse, Autoportrait à soixante-dix ans. Il m’a apporté l’appareil en bas, dans un café. M’a patiemment expliqué comment on s’en sert. Je n’y connais rien. Mais, puisque Sartre n’écrit plus, je ne veux pas perdre une parole. Consigner au moins son verbe. D’une voix basse, faible, il dit, non, vous ne me dérangez pas. Je ne reçois plus beaucoup de monde, mais il y a des gens avec qui j’aime bien parler. Avec moi, il a trouvé à qui parler. Je suis venu l’entretenir de la Nausée, sa Nausée à moi. Lui, fournit le texte, la parti­tion. Moi, j’interprète. Avec l’instrument critique. J’ai ma propre interpréta­tion des écœurements de Roquentin, je voudrais la lui soumettre. De bonne grâce, il s’y soumet. Je me racle le gosier, je commence, je commente, Le Neuf de cœur, fragment d’une psycholecture, je lis à haute voix. Délices. Je l’ai aus­culté minutieusement, patiemment il m’écoute. Vingt minutes durant, on va renverser les rôles. D’un travail en cours sur« la Nausée et le sexe de l’écriture», j’extrairai un détail. Depuis le temps que je me suis penché sur lui : épiphanie. Je vis le Rêve du Professeur, l’instant miracle. BRANCHÉ SUR L’AUTEUR EN DIRECT. Les écrivains morts, on s’en empare. De part en part, nous appar­tiennent. On en fait ce que l’on veut. Ils n’ont plus leur mot à dire. La tombe leur a cloué le bec. La critique leur rive leur clou. Elle parle à leur place. Les fait parler. Au besoin, on torture leurs textes. On les met à la question. J’ai voulu interroger Sartre. Corneille, Proust, je ne leur ai pas demandé leur avis. L’avis d’un auteur en vie: occasion rare, une aubaine unique. D’habitude, je joue les pythies, je trépide sur mon trépied, me trémousse sur mon estrade à oracles. Plaisirs de la chaire. Sartre a beau ne pas être un apollon, cette fois, la Parole viendra de la bouche du Dieu. Je me dispose à la recueillir. Je mets le magné­tophone en marche, mon organe en branle, Freud en action. Some of these days, Roquentin croit connaître la musique. Erreur: si la tête lui tourne, c’est une valse viennoise. J’exécute mon morceau. Les nausées de Roquentin, je les rends. A ma manière. Ce qui lui donne envie de vomir, c’est sa féminité se­crète. Ce qu’il prend pour une angoisse métaphysique devant l’Absurde : an­goisse de castration déguisée. L’angoisse devant l’Existence, qui saisit tou­jours Roquentin « par-derrière», si on la retourne : angoisse de sodomisation. Pendant une bonne demi-heure, j’encule ses mouches.

Je m’arrête, j’attends. Le vieil homme mal rasé, affalé sur son siège, les yeux presque clos, l’air assoupi ou abruti, se réveille. La voix, d’une politesse ex­quise, est soudain ferme. La tremblote a disparu par enchantement. L’œil terne se rallume, lance des éclairs. Ce que vous dites m’a vivement intéressé,je vois que vous m’avez lu de près, mais. Il se penche un peu vers moi, affable. D’abord, il y a quelques erreurs de fait. Lorsque vous citez ce passage à l’appui, cela me paraît inexact, hors du contexte. Son texte, son contexte, aveugle, il le connaît par cœur. Il cite mot à mot, de mémoire. Époustouflant, j’en reste as­ sis. Là, devant lui, à lui voler son bouquin. Il le reprend, en main. De main de maître. Après tout, la Nausée, lui qui l’a écrit. A force de lire, on finit par croire que c’est soi. A soi. Mais son livre lui appartient. Ensemble, on fait le tour du propriétaire. Je vous accorde volontiers la bisexualité de Roquentin. A l’époque où j’ai écrit, je ne m’en étais pas aperçu. Mais, en y réfléchissant depuis, je m’en étais moi-même rendu parfaitement compte. Il est tout à fait réveillé, la voix vibre, de nouveau métallique, il tranche.Je ne suis donc pas opposé à votre in­terprétation, mais ce que je continue à récuser absolument, c’est votre conceptua­lité freudienne, votre notion d’inconscient. Un vécu obscur à lui-même, oui, l’in­conscient, non. Sartre à Freud, c’est non. Après plus d’un demi-siècle en tête à tête, face à face, jusqu’au dernier souffle. Je suis soudain très ému. Cette confrontation brutale, ultime, de géants dans les ténèbres, me fait rentrer sous terre. Qui suis-je pour venir agiter ces ombres. J’oublie le magnétophone et l’entretien et tout. C’est ma voix à présent qui chevrote. Je dis, une impul­sion subite, plus fort que moi, temps pour moi de partir. Je dois le laisser en paix, il se ratatine de nouveau sur sa chaise, se rencoquille dans sa carapace ridée, la fatigue, la mort envahissant son visage, une chose, la dernière, à lui demander, la dernière fois que je le vois, son dernier mot, première importance. Je dis, pardonnez-moi de vous poser cette question ainsi, bêtement. Mais si, de votre œuvre tellement diverse, immense, il fallait choisir une œuvre, il ne fallait conserver qu’un seul ouvrage : LEQUEL ? Je suis suspendu à ses lèvres. A ses livres. Que lui qui puisse dire. Personne d’autre qui puisse répondre. Ju­gement dernier. Sans la moindre hésitation, aussitôt, les yeux éteints tournés droit vers moi, d’une voix faible, mais assurée, il dit: la Nausée. J’en étais sûr, mais j’avais besoin de l’entendre. Il s’est levé, j’ai remballé tous mes bagages, feuillets, machine. Il m’a reconduit vers la porte. Avant de sortir, je me suis retourné vers lui. Tout petit, avec son menton hirsute, son blouson usé, ses lunettes rondes inutiles sur son nez. La voix de nouveau tremblante, il me dit, au fond, vous êtes un peu mon fils. Quelque chose a chaviré en moi, d’un seul coup, toutes les années, toutes les distances abolies, ma mère qui dit en sou­ riant, Sartre, c’est ton père spirituel, je l’ai embrassé, j’ai étreint cette vieille chair fripée, ses joues crevassées, les miennes dégoulinantes de larmes.