Ce livre devrait être lourd de choses et de chair : Le corps, la sensation et l’amour du monde dans Le premier homme de Camus

1. Tous ceux qui écrivent sur Le premier homme de Camus1 notent que le manuscrit inachevé du livre a été retrouvé parmi ses biens dans l’épave de la voiture dans laquelle il s’est tué au début de 1960. Mais personne ne s’arrête pour s’interroger sur la signification de la mort dans un accident de voiture. C’est sans doute en partie parce qu’il n’y a pas une seule signification à cette mort ; la signification qu’elle a peut dépendre de la personne dont la vie s’achève de cette manière. C’est certainement aussi parce que la mort de Camus de cette manière ne semble rien de plus qu’une de ces contingences dont toutes les vies sont pleines - « juste une de ces choses », sans grande signification. S’il était mort, disons, d’une crise cardiaque et si l’on avait retrouvé son manuscrit dans ses affaires, cela ne changerait rien à l’idée que nous nous faisons de ce que nous pourrions vouloir dire du livre, pourrions-nous penser. Dans ce cas, le fait qu’il soit mort comme il l’est n’aurait pas grande importance.

Pourtant, malgré l’apparente évidence de ces pensées, je n’en suis pas totalement convaincu. C’est peut-être en partie parce qu’elles sont si évidentes que je souhaite m’attarder un peu sur la mort de Camus dans cet accident de voiture et sur la manière dont nous pouvons la relier à son livre. Et je ne m’intéresse pas ici à l’ironie souvent répétée du fait qu’un billet de train inutilisé a été trouvé dans la poche de sa veste et qu’il n’aurait donc peut-être jamais dû prendre la voiture pour rentrer à Paris depuis le sud de la France ce jour-là. Ce qui m’intéresse, c’est plutôt - en gros, du moins au début - la matérialité d’un décès dans un accident de voiture. La mort dans un tel accident est une façon (une des façons) dont nous sommes confrontés, pour ainsi dire, à l’impact de toute la force du monde matériel sur le corps humain. Nous nous déplaçons dans le monde comme des créatures étonnamment fragiles et vulnérables. La chair, aussi bien entraînée que le muscle, reste extraordinairement fragile, ce qui est clairement perçu lorsque, par exemple, elle est mise en contact avec un monde qui est exactement le contraire de ce qu’elle est. Le monde matériel, les choses, sont dures : la pierre, le béton, le métal, le bois, le verre, le plastique, la brique, les choses qui nous entourent dans notre vie quotidienne, ne pardonnent pas, s’opposent sans relâche au corps humain, ce qu’un de mes amis avait à l’esprit lorsqu’il me disait qu’il avait découvert, lorsqu’il avait eu son premier enfant, que tout dans le monde était dangereux. Certes, il y a des choses douces dans le monde - je veux dire, en dehors des autres corps, humains et animaux - comme l’éponge et la mousse, mais lorsque Simone Weil, avec un accent de pitié, disait que presque toute la vie humaine a été passée, et passe, loin des bains chauds, elle voulait faire référence à la dureté impitoyable du monde, les bains chauds étant, ici, le symbole de ces rares moments et lieux où le corps humain trouve le monde matériel aimable pour lui. La plupart du temps, nous tenons à distance la dureté peu charitable du monde matériel, mais il y a des moments où elle s’impose à nous. Et j’ai l’impression que la mort dans un accident de voiture est l’une d’entre elles. Une voiture est l’une de ces choses que nous avons fabriquées et qui sont constituées de la dureté et de l’hostilité du monde à notre égard : le métal, le verre, le plastique, le caoutchouc. Nous avons plié ces choses menaçantes à nos besoins et les avons tenues à distance tandis que nous dévalions des routes et des rues tout aussi menaçantes pour nous. Et puis, lors d’un accident, ils s’affirment de toute leur force, implacables, comme d’anciens dieux outragés par l’insulte que nous leur avons faite, par l’illusion qu’ils n’étaient que nos serviteurs, et ils s’abattent sur le doux corps humain comme si, à cet instant, le monde entier se concentrait en ce point pour se venger de notre bêtise et de notre orgueil démesuré. Le corps humain mutilé, écrasé, ensanglanté dans un accident de voiture est la matérialité du monde qui se réclame de nous, nous rappelant que nous sommes temporaires, transitoires, éphémères.

Je ne veux pas dire, bien sûr, que l’on ne pourrait pas dire la même chose d’autres façons de mourir. Mais je tiens à dire que, pour un homme comme Camus, qui a passé toute sa vie à rechercher une honnêteté, une fidélité à la matérialité du monde, il y a quelque chose de profondément émouvant dans le fait qu’il soit mort comme il l’a fait, exposé si brutalement à l’indifférence matérielle du monde. C’est comme si le monde avait finalement refusé, ou réfuté, sa tentative de fidélité à son égard, comme si sa mort de cette manière était profondément représentative de la façon dont les efforts humains les plus nobles ne servent à rien : le monde reste indifférent à nos tentatives de l’aimer.

Et c’est bien sûr ce que Camus voulait dire - ou l’une des choses qu’il voulait dire - en parlant comme il l’a fait de l’absurde, comme si la voiture accidentée avec son corps mutilé à l’intérieur était l’absurde représenté, maintenu, préservé pour que nous puissions le voir. Mais ce qui est plus important pour notre propos, c’est ce que Camus attendait de son livre : Il faudrait que ce livre pèse un gros poids d’objets et de chair. Le livre est certainement cela ; et le voici, dans un sac, dans l’épave brisée d’une voiture, une épave lourde de choses et de chair, de choses et de chair qui ne font qu’un par la pénétration des premières dans les secondes, leur récupération dans leur lourdeur, qui est une dureté et une indifférence, impitoyable, destructrice d’un corps qui a tant voulu aimer le monde et les choses qui s’y trouvent, qui a tant aimé le monde et les choses qui s’y trouvent. La mort de Camus dans un accident de voiture était à la fois parfaitement expressive de sa vie et en même temps une parfaite réfutation de celle-ci, de tout ce qu’elle n’était pas, une sorte de contradiction vivante dans la mort, tout comme il avait dit que l’absurde était la confrontation entre l’aspiration de l’homme à un sens et l’indifférence du monde à cet égard.

2. Le premier homme est clairement, à un certain niveau, une autobiographie de l’enfance de Camus à Alger, mais il avait l’intention de le réécrire sous forme de roman, et nous ne pouvons pas savoir quelle part autobiographique aurait été conservée. Je pense que Camus aurait conservé la plupart de ces éléments, tant ils sont ancrés dans le texte, mais le livre tel qu’il nous est parvenu est, en tout état de cause, clairement en évolution, et contient certains éléments « romanesques ». Mais ceux-ci restent superficiels : Camus lui-même apparaît dans le texte sous le nom de Jacques Cormery, mais le changement de nom n’a pas grande importance, comme c’est le cas ailleurs dans l’œuvre, comme celui de son professeur bien-aimé Germain Louis, qui apparaît sous le nom de Monsieur Bernard. Il existe d’autres différences entre la vie de Camus et celle de Jacques, mais aucune n’est particulièrement importante : comme l’a dit Pierre-Louis Rey, qui explore certaines de ces différences, le « déguisement » dans cette œuvre reste « précaire » (Rey [2008], 34-42 ; 36). Et Tony Judt a déclaré à juste titre : « L’œuvre est indubitablement autobiographique » (Judt [1994])2. Quoi qu’il en soit, rien ne dépend vraiment d’un sens trop pointilleux de la question de savoir si nous voulons appeler cela une autobiographie ou non, puisque, comme pour toute œuvre que nous considérons comme une autobiographie, nous pouvons très bien trouver des déformations des événements tels qu’ils se sont réellement produits, des exagérations, des refoulements, des confusions et autres, et pourtant personne ne doute que ce que nous avons dans le livre est la tentative honnête de Camus d’atteindre la vérité des expériences, de l’expérience, de son enfance, de raconter ce qui lui est arrivé et de tenter d’y donner un sens.

3. Le père de Camus, Lucien, né à Ouled-Fayet, dans la banlieue d’Alger, en 1885, est un descendant des premiers Français installés en Algérie. En 1906, il est incorporé dans le régiment des zouaves et sert au Maroc. Réformé en 1908, il est rappelé en 1914 et envoyé en France, où il meurt des suites de ses blessures lors de la bataille de la Marne. Dans Le premier homme, Camus relate un incident qui s’est déroulé pendant la première période de service de son père. Il tient cette information de M. Lévesque, directeur de son école, qui avait été appelé en même temps que son père et avait passé un mois avec lui dans la même unité. Le détachement avait établi son camp dans les montagnes de l’Atlas et le père de Camus, qui apparaît dans le texte sous le nom de Cormery, bien sûr, devait, avec Levesque, relever une sentinelle au pied d’un col. Mais à leur arrivée:

ils avaient trouvé leur camarade la tête tournée vers l’arrière, bizarrement face à la lune. Et au début, ils n’avaient pas reconnu sa tête à cause de sa forme étrange. Mais c’était très simple. Il avait été égorgé et dans sa bouche, cette tuméfaction sanguinolente [livide] était son organe sexuel. C’est alors qu’ils avaient vu le corps aux jambes écartées, le pantalon du zouave déchiré et, au milieu de la déchirure, à la lumière de la lune, maintenant indirecte, cette flaque marécageuse. Cent mètres plus loin, ils trouvèrent la seconde sentinelle exposée dans la même position. (77)

La réponse de Cormery fut de dire que ceux qui avaient fait cela « n’étaient pas des hommes ». Il est devenu fou de rage et a crié deux ou trois fois qu’un être humain ne ferait pas une telle chose, qu’un homme ne laisserait pas faire une telle chose, quelle que soit sa race ou sa nationalité. M. Lévesque a simplement dit que c’était ainsi que certaines personnes agissaient lorsqu’elles défendaient ce en quoi elles croyaient, en prenant tous les moyens pour le faire.

Il m’est impossible de ne pas relier cet incident à un autre concernant le père de Camus. Un meurtre horrible avait eu lieu : Pirette, un ouvrier agricole, avait assassiné une famille - ses patrons et leurs trois enfants - en les frappant à coups de marteau. Cormery assiste à l’exécution, se levant en pleine nuit pour arriver à temps à l’endroit désigné. Apparemment, il avait été particulièrement choqué par le crime. L’exécution se déroule sans incident, mais Cormery revient « livide ». Il se couche mais se lève plusieurs fois pour vomir. Il n’a jamais parlé de ce qu’il avait vu.

Pris ensemble, ces deux incidents mettent à rude épreuve la conception que Cormery se fait de l’être humain. Dans le premier, il en appelle à cette idée comme à une exigence à laquelle nous devons répondre, une exigence de fidélité. La férocité de son rejet des auteurs de la mutilation barbare fait qu’il se croit manifestement tout à fait capable d’affronter, voire de savourer (sinon pourquoi se serait-il levé au milieu de la nuit ?), l’exécution de l’homme Pirette, qui a commis une barbarie similaire. Mais il ne le peut pas. Il est déstabilisé dans sa compréhension de ce qu’est un être humain : alors qu’il pensait maîtriser le concept, celui qu’il a exprimé en voyant les sentinelles mutilées, celui qui placerait toute personne capable de commettre une telle mutilation du côté le plus éloigné de ce qu’est un être humain, il s’aperçoit, en voyant l’exécution, qu’il n’en est finalement rien. Son silence et ses vomissements sont ici absolument cruciaux. Il serait beaucoup trop mince de suggérer qu’il est maintenant intellectuellement ou même émotionnellement confus, bien qu’il le soit certainement. Il serait plus proche de la vérité de dire que sa chair est brûlée par l’expérience, qu’il se sent déconcerté dans sa chair, qu’il est réduit à être une chair déconcertée. C’est le corps qui pense, qui se rebelle, qui essaie de digérer ce qu’il a vécu mais qui le vomit, le vomi comme des mots, le vomi à la place des mots, les mots inutiles, les paroles impuissantes, le vomi la chose la plus éloquente que ce corps puisse dire. Son vomi est tout ce que sa parole est, tout ce qui reste de la parole. Lorsque Camus dit qu’il voulait que son livre soit lourd de choses et de chair, c’est en partie parce qu’il voulait montrer que ce que nous appelons la pensée n’est en fait que le vivant charnel réagissant au monde matériel, que ce que nous supposons être la pensée est généralement erroné, trop superficiel, car la pensée ne se passe pas (seulement) dans la tête, mais aussi, parfois surtout, au creux de l’estomac, dans la bouche et la gorge, dans la confusion de la chair en essayant de donner un sens à ce qu’elle ressent.

Le vomissement est, bien sûr, un acte de rejet. Certes, il exprime ici le rejet par Cormery de ce qu’il a vu, de la violence de l’exécution, mais il exprime aussi, ou exprime en partie, sa perplexité face à sa compréhension de ce qu’est un être humain, sa reconnaissance, résistée, expulsée, de ce qu’il a maintenant vu qu’est un être humain. Tout son schéma de compréhension a été bouleversé et il ne sait plus où il en est - il ne peut pas se tenir debout, il reste prostré, puis se suspend au-dessus de l’évier en vomissant. Il ne sait plus ce qu’il est en tant qu’être humain, ni ce que les autres sont en tant qu’êtres humains.

Un accident de voiture : chair pénétrée par l’acier et le verre ; une guerre : chair tailladée au couteau et démembrée ; un meurtre : chair martelée et pilonnée ; une exécution : chair bureaucratiquement rendue inerte par des instruments spécialisés ; un vomissement : chair se séparant d’elle-même, s’excisant d’elle-même, se démembrant d’elle-même. Un texte lourd de choses et chair : les voici, pour l’instant.

4. L’acte de vengeance judiciaire trouve un fort écho dans un incident de la vie de Jacques, le jeune Camus. Un après-midi, il est impliqué dans une bagarre semi-ritualisée avec un autre garçon, Munoz, qui, selon Jacques, l’a insulté à l’école. Jacques le défie de se battre pour préserver son honneur et les deux se rencontrent sur le « champ vert », l’endroit où se déroulent les combats entre écoliers. Jacques réussit à frapper son adversaire assez fort pour le faire tomber et lui infliger un œil au beurre noir. C’est lui qui l’emporte, Munoz reste en pleurs.

Jacques, étourdi par le succès d’une victoire qu’il n’avait jamais imaginée aussi complète, entendit à peine autour de lui les félicitations et les récits du combat, déjà enjolivés. Il voulait être content, et il l’était en partie par vanité, et pourtant, au moment de quitter le champ vert, en se tournant vers Munoz, une morne tristesse s’empara soudain de son cœur en voyant le visage abattu du garçon qu’il avait frappé. C’est ainsi qu’il comprit que la guerre n’est pas bonne, car vaincre un homme est aussi amer que d’être vaincu par lui.

Tout comme son père a été ébranlé par l’exécution, Camus a été ébranlé par « cette leçon de philosophie appliquée ». C’est l’un de ces moments de la vie où l’on découvre qu’a changé non seulement de la valeur, mais aussi du sens de la vie. Découvrir qu’être vainqueur est aussi mauvais qu’être vaincu subvertit ou inverse tout ce que l’on pouvait soupçonner, jette le trouble sur ce que tout dans la nature humaine, qui ressemble à bien des égards à un mécanisme cherchant sans relâche à s’affirmer et à se protéger, pouvait laisser espérer. C’est une de ces expériences que George Orwell appelle un « incident concret » nécessaire pour « découvrir l’état réel de ses sentiments ».

Orwell fait ce commentaire au cours d’un essai intitulé « La revanche est amère » (Orwell [1945]), dans lequel il apprend ce que le jeune Camus a appris. Juste après la fin de la Seconde Guerre mondiale, dans un camp de prisonniers de guerre du sud de l’Allemagne, il a vu un jeune juif viennois exercer des violences physiques et diverses autres humiliations sur un certain nombre d’officiers SS désormais captifs. Orwell comprend bien le désir de cet homme d’agir de la sorte, comme n’importe qui. Pourtant, lorsque lui, Orwell, regarde les nazis ainsi traités, il est frappé par leur banalité. Il décrit ainsi l’un d’eux en particulier, que le Juif frappait à coups de pied :

Sans parler de l’aspect broussailleux, mal nourri et mal rasé qu’a généralement un homme qui vient d’être capturé, c’était un spécimen répugnant. Mais il n’avait pas l’air brutal ou effrayant : il était simplement névrosé et, d’une certaine manière, intellectuel. Ses yeux pâles et louches étaient déformés par de puissantes lunettes. Il aurait pu être un ecclésiastique non rodé à son rôle, un acteur ruiné par la boisson ou un médium spirite. J’ai vu des gens très semblables dans des maisons communes de Londres, ainsi que dans la salle de lecture du British Museum.

Orwell se demande en effet si cet homme n’était pas « mentalement déséquilibré ». Mais ce qui est vraiment frappant, c’est ce qu’Orwell dit ensuite :

Je me suis demandé si le Juif tirait vraiment profit de ce nouveau pouvoir qu’il exerçait. J’en ai conclu qu’il n’en profitait pas vraiment et qu’il se contentait, comme un homme dans un bordel, un garçon fumant son premier cigare ou un touriste parcourant une galerie d’art, de se dire qu’il en profitait et de se comporter comme il avait prévu de le faire à l’époque où il était impuissant. Il est absurde de reprocher à un juif allemand ou autrichien d’avoir voulu se venger des nazis. Dieu sait quels dommages cet homme a pu avoir à effacer ; il est possible que toute sa famille ait été assassinée ; et après tout, un coup de pied gratuit donné à un prisonnier est une chose très minime comparée aux outrages commis par le régime hitlérien. Mais ce que cette scène, et beaucoup d’autres que j’ai vues en Allemagne, m’ont fait comprendre, c’est que l’idée même de vengeance et de punition est un rêve d’enfant. À proprement parler, la vengeance n’existe pas. La vengeance est un acte que l’on veut commettre quand on est impuissant et parce qu’on est impuissant : dès que le sentiment d’impuissance disparaît, le désir s’évanouit également.

Rien n’est plus courant que de supposer que nous sommes attachés à une certaine valeur et de constater qu’un incident concret nous montre qu’il n’en est rien. Une grande partie de la vie humaine se déroule sur le plan de la fausseté, où nous nous disons que nous apprécions quelque chose, que nous croyons en quelque chose, que nous espérons quelque chose, que nous avons besoin de quelque chose, mais où rien de tout cela n’est vrai. Nous sommes secoués de nos illusions par des incidents concrets dont, si nous sommes honnêtes, nous devons chercher à témoigner, auxquels nous devons chercher à être fidèles. Le monde réfute constamment ce que nous prenons pour nos pensées, nos désirs et nos besoins - mais, bien sûr, la plupart du temps, nous résistons à cela et l’une de nos stratégies consiste à nier l’idée même que le monde nous réfute de cette manière ; cela fait partie du mécanisme de notre nature auquel j’ai fait référence plus haut. Et la philosophie, comme Camus l’a vu, est très souvent recrutée pour ce déni dans le fantasme qu’elle peut mettre à notre disposition, par la réflexion, une compréhension de la vie, des choses qui comptent vraiment, qui n’a pas besoin d’expérience, d’incident concret, et qui n’est pas réfutée par elle ; la philosophie se dit, et nous dit, que son approche ne dépend pas des caprices, des vicissitudes, d’une vie individuelle pour ses vérités. Certes, cela la met mal à l’aise, mais elle ne mesure pas vraiment ce qu’est ce malaise, ni comment s’y prendre pour y répondre. C’est ce que montrent, par exemple, ses tentatives, occasionnelles, de chercher un réconfort en supposant qu’il peut s’enrichir d’une connaissance de la littérature, du cinéma ou d’autres choses du même genre, en obtenant ainsi une expérience - un incident concret - à l’intérieur de lui-même. La grande littérature est, en effet, au cœur de ce que sont les êtres humains et nous serions profondément appauvris sans elle, mais elle ne peut pas être recrutée aussi facilement par la philosophie pour la guérir de sa suspicion névrotique à l’égard de l’expérience. Quoi que la grande littérature nous apporte, elle est bien plus profondément dérangeante que cela, à tel point qu’au lieu d’être favorable à la philosophie, elle est plus susceptible de la renverser. Quelle que soit la signification de l’ « expérience » dans le contexte de la grande littérature, la philosophie sera toujours tentée de l’apprivoiser à ses propres fins et finira ainsi par préserver simplement sa propre identité traumatisée - qui est notre identité traumatisée, celle d’êtres humains perdus dans un monde qu’ils essaient désespérément de comprendre, mais où nous cherchons à exclure une (grande) partie de l’expérience afin de rendre la vie supportable.

C’est en partie pour cette raison que Camus a insisté sur le fait qu’il n’était pas un philosophe. Il voulait avant tout en exclure le moins possible, tout en sachant qu’il fallait en exclure beaucoup si l’on voulait continuer à vivre. C’est là encore une partie de ce que Camus voulait en disant que Le premier homme devait être lourd de choses et chair ; c’est aussi une partie de ce qu’il voulait dire en donnant ce titre au livre : il voulait que ce soit un témoignage de la crudité de l’expérience telle que Le premier homme errant sur terre aurait pu la trouver, sans rien d’autre que le contact immense et écrasant de sa chair avec les choses du monde dans une sorte de surabondance des sens ; et il ne voulait pas perdre ce caractère brut lorsqu’il sortait de son enfance de pauvreté matérielle et culturelle, mais immensément riche de l’expérience et de la jouissance du corps, et qu’il devenait un homme de culture, de lecture, de pensée, avec l’inévitable retrait du monde qu’impliquent la lecture et la pensée.

5. Ce plaisir du corps, une émeute des sens, apparaît à maintes reprises dans le livre. Elle est présente dans ses baignades avec ses camarades de classe :

La mer était douce, chaude, le soleil tombait légèrement sur leurs têtes trempées, et la gloire de la lumière remplissait ces jeunes corps d’une joie qui les faisait crier sans cesse. Ils régnaient sur la vie et sur la mer, et ils recevaient le plus beau des dons du monde, le consommant sans fin comme des seigneurs sûrs de leurs richesses illimitées.

Elle est là dans ses parties de chasse avec son oncle où « pendant des heures interminables sur une terre sans limites, la tête perdue dans la lumière incessante et l’espace immense du ciel, Jacques se sentait le plus riche des enfants ». Et elle est là, dans l’immense plaisir que lui et ses amis éprouvaient lorsque, l’un d’eux ayant une pièce, ils achetaient des pommes de terre frites ou des beignets à l’un des colporteurs et savouraient jusqu’à la fin le plaisir chaud de ces friandises huileuses.

Mais c’est peut-être à la fin du texte, dans le chapitre intitulé « Obscur à soi-même », que cette exaltation des sens se manifeste le mieux. C’est l’un des passages les plus lyriques parmi les nombreux passages extatiques du livre. Camus parle de quelque chose en lui qui était là quand il était enfant et qui est toujours en lui maintenant qu’il est devenu un adulte :

la partie mystérieuse [obscure] de l’être, celle qui, pendant toutes ces longues années, s’était agitée en lui aveuglément, comme ces eaux profondes qui, sous la terre, au fond des labyrinthes rocheux, n’ont jamais vu la lumière du jour, mais reflètent néanmoins une faible lumière venue d’on ne sait où… Et ce mouvement aveugle en lui, qui ne s’était jamais arrêté et qu’il ressentait encore maintenant, un feu sombre enfoui en lui comme un de ces feux de tourbe éteints en surface mais brûlant encore à l’intérieur, déplaçant les fissures extérieures de la tourbe en de rudes tourbillons de végétation pour que la surface boueuse bouge de la même manière que la tourbe du marais, et d’où naîtraient en lui, jour après jour, des vagues denses et imperceptibles, le plus violent et le plus terrible de ses désirs comme son angoisse la plus desséchée, sa nostalgie la plus féconde, son besoin soudain de platitude et de sobriété, son désir de n’être rien non plus - oui, ce mouvement obscur à travers toutes ces années correspondait à cette terre immense autour de lui dont il sentait la masse, même enfant avec la mer immense devant lui et derrière lui cet espace illimité de montagnes, de plateaux et de déserts.

Ce qui est si puissant ici, c’est le sens de la vie intérieure mystérieuse du garçon et de l’homme, son obscurité pour celui dont c’est la vie, et le lien entre cela et le mystère de la terre, son immensité et son ouverture. Ce mystère de la vie intérieure fait partie de ce que j’avais à l’esprit lorsque j’ai parlé de la qualité troublante de la grande littérature, car une grande partie de la meilleure littérature cherche à répondre à ce mystère, en essayant non pas de le résoudre ou d’y voir clair, mais plutôt de vivre avec lui, de le contempler, de s’y attarder, de lui permettre de s’exprimer. Je voudrais dire : nous avons tous ce sentiment de nous-mêmes, de quelque chose en nous, quelque chose d’obscur et de déconcertant, quelque chose sous la personnalité qui est à la fois nous et étranger à nous, à la fois personnel et impersonnel, comme si nous étions conduits ou possédés par quelque chose d’autre que nous-mêmes, et il est certainement vrai que certains - quelques philosophes - ont cherché à articuler ce sens de la condition humaine dans leur travail, tandis que d’autres philosophes le reconnaissent comme quelque chose qui est là, sans lequel leur pensée philosophique ne serait pas ce qu’elle est, mais qu’ils n’abordent pas directement. Pourtant, j’ai assisté ou participé à des discussions entre philosophes, et j’ai lu les livres de nombreux philosophes qui, pour autant que je puisse en juger, ne trahissent aucunement leur vision des choses, ce qui me laisse perplexe. Se pourrait-il qu’il y ait beaucoup de gens qui n’aient pas ce sentiment d’eux-mêmes ? Ou bien est-ce qu’ils l’ont, mais qu’ils veulent nier ou cacher ce qu’ils savent ? Ou bien partagent-ils ce sentiment et le considèrent-ils comme sans importance, ne valant pas la peine de s’y attarder ? Je n’en sais rien. Pourtant, c’est parce que je partage le sens de Camus sur ce qu’est un être humain à cet égard que je trouve plus de philosophie que je ne le voudrais insensible à l’expérience, comme lui.

Le fait que Camus mette en relation ce sens du soi avec la terre et la mer est également d’un immense intérêt. Les êtres humains auraient-ils le sens qu’ils ont d’eux-mêmes, de leur vie intérieure, de ce qu’est une vie intérieure, s’ils vivaient dans un monde sans grands espaces, sans forêts s’ouvrant sur des clairières, sans l’immensité des océans s’étendant jusqu’à l’horizon, sans fleuves se jetant dans la mer, sans déserts, sans steppes, sans toundra, sans plaines, sans calottes glaciaires, sans gorges, sans ravins, sans forêts sombres, sans grottes et cavernes, sans jungle, sans soleil brûlant, sans vent, sans pluie, sans brouillard, sans orages et sans tempêtes ? On pourrait chercher longtemps dans la plupart des grandes œuvres de la philosophie occidentale et ne trouver aucune mention de tout cela, comme si l’on pouvait comprendre ce que sont les êtres humains sans en parler, comme si tout cela était accessoire à ce que nous sommes. Mais s’il est vrai que l’on ne peut pas comprendre ce que sont les êtres humains sans dire à quoi ressemble leur monde, que les deux se rejoignent dans toute bonne compréhension, alors ces choses ne sont pas accessoires à ce que nous sommes. Si l’on veut comprendre la vie intérieure des êtres humains, ce genre de monde, le genre de monde dans lequel nous vivons, doit certainement être abordé. Ne trouvons-nous pas en nous des déserts, de la glace, des tempêtes, des vents violents, du soleil, de l’ombre et de douces brises ? Que serait-ce d’essayer de comprendre la vie intérieure sans aucun de ces éléments et sans toutes les autres façons dont nous parlons de nous-mêmes et qui s’appuient sur notre expérience du monde qui nous entoure ? Ne resterions-nous pas largement muets ? Il me semble que oui. Mais peut-être que je me trompe - il est pratiquement impossible de bien cerner les questions ici, de savoir quoi en faire, en partie parce que personne ne peut vraiment voir clairement dans quelle mesure ces types de considérations découlent des particularités du tempérament individuel, ou au contraire, sont des questions largement indifférentes à ce tempérament. Mais c’est (en partie) ce que je veux dire. Une grande partie de la philosophie semble procéder comme si elle savait que tout cela n’était pas pertinent, une simple contingence pour comprendre la vie intérieure, une simple rhétorique attendant d’être clarifiée en termes strictement littéraux. D’où vient cette certitude ? Qu’est-il advenu, dans une telle compréhension, de l’affirmation que les philosophes aiment à faire, à savoir qu’ils remettent tout en question ?

(Je rêve d’une philosophie qui n’affirme rien.)

6. Camus parle également de cette partie mystérieuse de (son) être comme suit:

Nuit en lui… des racines obscures et enchevêtrées qui le liaient à cette terre splendide et terrifiante, à ces jours déchirants et brûlants, à ces nuits rapides, et qui avaient été comme une seconde vie, plus vraie peut-être que la surface quotidienne de sa première vie, et dont l’histoire consistait en une série de désirs obscurs et de sensations puissantes et indescriptibles, l’odeur des écoles, des étables du quartier, de la lessive sur les mains de sa mère, du jasmin et du chèvrefeuille du haut quartier, des pages de dictionnaires et de livres qu’il avait dévorées, et l’odeur rance des toilettes à la maison ou chez le ferronnier, celle des grandes salles de classe froides quand il lui arrivait d’y aller seul avant ou après les cours, la chaleur de ses amis préférés, l’odeur de la laine chaude et des matières fécales que Didier traînait avec lui, ou celle de l’eau de Cologne dont la mère du grand Marconi l’arrosait si généreusement et qui tentait Jacques, sur le même banc de la classe, de se rapprocher de son ami, le parfum du rouge à lèvres que Pierre [l’ami de Jacques] avait pris à une de ses tantes et qu’ils reniflèrent maintes fois, excités et mal à l’aise.

Deux choses me paraissent ici d’un immense intérêt : premièrement, le sentiment de Camus que sa vie intérieure immensément riche était « peut-être plus réelle sous les apparences quotidiennes de sa vie extérieure » que cette dernière ne l’était elle-même ; deuxièmement, le fait que Camus se concentre si intensément sur les odeurs, les odeurs de son enfance.

Dans son ouvrage The Cemetery in Barnes Gabriel Josipovici écrit :

Tout le monde a des fantasmes. Certains sont vécus, d’autres imaginés. C’est l’absurdité des biographies… des romans. Elles ne tiennent jamais compte des vies alternatives qui projettent leurs ombres sur nous, alors que nous avançons lentement, comme dans un rêve, de la naissance à la maturité et à la mort.

Mais c’est précisément cette « vie alternative » qui constitue l’un des principaux intérêts de Camus dans Le premier homme. Certes, il nous parle de sa vie extérieure mais, d’une certaine manière, ce n’est qu’une de ses vies, la vie vécue dans l’ombre de sa vie intérieure : c’est cette vie de sensations, de sentiments, de désirs obscurs qui lui importe vraiment et ce qu’il dit de sa vie extérieure, il le dit pour mieux révéler la « vie alternative » qu’il mène.

Camus est tout aussi conscient que Josipovici du caractère ouvert, indécidable, de ce qui compte comme sa propre vie et de ce qui ne l’est pas. Il est clairement vrai que toutes les vies sont massivement chargées de fantasmes, d’aspirations, de besoins, d’espoirs, de peurs, de frustrations, de désirs et de bien d’autres choses encore, dont beaucoup ne sont pas claires, à peine reconnues, mais pourtant bien présentes, nous soutenant de toutes sortes de manières que nous ne pouvons pas facilement ou clairement saisir. Dans quelle mesure devrions-nous, dans quelle mesure pouvons-nous inclure tout cela dans le récit que nous faisons de notre vie (ou de celle d’autrui, d’ailleurs) ? Je pense qu’il ne fait guère de doute que Camus essaie de faire passer autant de choses que possible dans son livre, mais il s’agit autant d’une question de ton, de style, d’atmosphère que de quoi que ce soit de directement dit au niveau, pour ainsi dire, du contenu manifeste. Le texte est chargé comme Camus est chargé. Sa lecture est en soi une expérience sensuelle ; le ton est lui-même comme la caresse du soleil ou l’eau chaude de la mer. S’il est vrai qu’il y a des peintres qui font autant appel au toucher ou à l’odorat qu’aux yeux, il est également vrai qu’il y a des textes écrits qui font de même - et Le premier homme est l’un d’entre eux.

C’est l’une des raisons pour lesquelles Camus parle comme il le fait des odeurs : cela rend explicite la charge implicite du texte portée par son ton. Mais il y a, je pense, une autre raison importante pour l’appel aux odeurs ici.

D’un point de vue phénoménologique, les odeurs nous pénètrent d’une manière particulière, comme si le monde extérieur était entré en nous dans l’expérience de sentir quelque chose. Cela s’explique sans doute par le fait que nous absorbons effectivement des odeurs dans cette expérience primordiale qu’est la respiration (il y a d’ailleurs un parallèle avec le goût, lorsque nous portons des aliments à la bouche). Mais le sentiment d’être rempli d’une odeur va plus loin. Les odeurs imprègnent l’atmosphère et, bien qu’elles aient une source, elles ne peuvent être localisées dans une expérience donnée (en cela, elles sont semblables aux sons). L’odeur douce ou l’odeur nauséabonde - des roses dans un vase dans une pièce, de la lavande dans un champ, de l’herbe fraîchement coupée sur la pelouse, des excréments dans la cuvette des toilettes, du vomi sur le sol, du poisson pourri sur le quai - a une source, mais elle est partout à cet endroit. Les odeurs nous enivrent, nous grisent, nous retournent l’estomac, comme si elles étaient en nous, comme le vin ou le poison. L’appel de Camus aux odeurs est une manière d’exprimer le sentiment de l’imbrication du moi et du monde dans sa vie, de la présence immense, immédiate et implacable du monde pour le moi, du moi et du monde qui sont dans une relation symbiotique. D’où, sans doute, le pouvoir bien connu des odeurs de transporter pour nous une grande partie du passé ; les odeurs ne nous renvoient pas tant au passé, ou le passé à nous, que nous à nous-mêmes dans le passé.

Dans les notes que Camus a prises pour Le premier homme et qui nous donnent une idée de la manière dont il aurait pu poursuivre son œuvre si celle-ci n’avait pas été laissée inachevée par sa mort, on trouve un fragment fascinant : « Sa mère est le Christ ». D’un certain point de vue, on peut comprendre pourquoi il a pu écrire cela : La mère de Camus ne savait ni lire ni écrire, était partiellement sourde et parlait à peine. Elle apparaît dans le texte comme souffrant noblement en silence avec une passivité particulière, ce qui suffit à établir un lien avec le Christ, dont la souffrance a été portée par un silence qui a hanté la pensée et l’expérience occidentales. Cette lecture est renforcée par un commentaire ultérieur dans les notes : Maman : comme un Mychkine ignorant. Elle ne connaît pas la vie du Christ, sauf sur la croix ». La référence au protagoniste de L’Idiot de Dostoïevski souligne le sentiment de Camus que la bonté de sa mère est une incarnation de l’humilité et de l’acceptation chrétiennes. Cependant, les notes nous disent également : « Le Christ n’a pas mis les pieds en Algérie » et « Le Christ n’a jamais débarqué en Algérie puisque même les moines y avaient des propriétés et des concessions de terres » (364). Le sens de Christianité à l’œuvre ici est clairement celui d’un christianisme authentique : il ne s’agit pas d’une Église établie, d’une doctrine, d’un dogme, d’une propriété, mais d’une vie d’intense simplicité matérielle, de pauvreté, d’humilité et d’acceptation. Ce point est mis en évidence dans le texte suivant : Maman : La vérité, c’est que malgré tout mon amour, je n’avais jamais pu vivre à la hauteur de cette patience aveugle, sans mots, sans projets. Je n’avais jamais pu vivre sa vie d’ignorance. Et j’avais couru le monde, construit, créé, brûlé les autres. Mes journées avaient été remplies à ras bord, mais rien n’avait jamais rempli mon cœur comme… ». On a ici l’impression que la vie de Camus a été un chemin de destruction, une sorte de souillure du monde simplement en vertu des efforts ordinaires de l’ego (« das liebe Selbst », « le cher moi », comme le dit Kant) pour continuer à vivre, pour continuer dans la vie, des efforts qui sont au cœur de ce que nous sommes en tant qu’êtres humains, ce qui est illustré par l’exemple christique de sa mère. Et puis nous lisons : « L’état chrétien : pure sensation », qui nous invite à penser que l’enfance de Camus, si pleine de la joie de la sensation, est fidèle au message du Christ - une sorte de fidélité au monde, une acceptation totale de sa présence immense et joyeuse ; une acceptation qui est du même ordre que la vie de sa mère, qui était une acceptation silencieuse et souffrante. Ailleurs, Camus parle du « silence admirable d’une mère et de l’effort d’un homme pour retrouver une justice ou un amour à la hauteur de ce silence » (Camus [1970], [1958], 16)3. L’amour de Camus pour sa mère était profond4.

Souffrance silencieuse et sensualité joyeuse sont ici liées par l’idée d’acceptation et le lien est présent dans ce qui est, à mon sens, l’un des moments les plus extraordinaires de la vie même du Christ. Je pense au moment où Jésus se trouve dans la maison de Marthe et Marie et où cette dernière oint les pieds (ou les cheveux, dans la version de Marc) de Jésus : « Marie prit une livre de parfum de nard de grand prix, oignit les pieds de Jésus et lui essuya les pieds avec ses cheveux. La maison fut remplie de l’odeur du parfum » (Jn 12, 3). Judas, bien sûr, objecte que le nard aurait pu être vendu et l’argent donné aux pauvres, mais Jésus défend l’intérêt de Marie pour lui comme une onction de son corps avant sa mort. Pourtant, il ne fait aucun doute qu’il s’agit également d’un moment de plaisir sensuel et, si ce n’était pas le cas, cela n’aurait pas de sens d’utiliser le nard pour oindre le corps en préparation de la mort. L’odeur du nard, qui a pénétré dans toute la maison, est ici cruciale et est soulignée par l’évangéliste. L’évocation par Camus de la sensualité, du mystère sensuel de la vie, à travers l’expérience des odeurs, est le pont entre lui et sa mère, entre le garçon qui accepte le monde dans toute sa richesse sensuelle et la mère qui l’accepte dans une souffrance silencieuse : les odeurs sont le véhicule de la sensation pure, qui, pour Camus, est la vérité du christianisme, tourné tantôt vers la joie radieuse, tantôt vers la souffrance, mais toujours fidèle au monde matériel, aux choses et à la chair, comme Jésus a été fidèle au monde en se délectant du cadeau de Marie, le nard, dont l’odeur magnifique envahissait la maison, et en acceptant son destin de douleur, de souffrance et de mort. Pour Camus, les odeurs sont emblématiques d’une fidélité au monde lourd de choses et de chair, dans ses joies et ses souffrances, et c’est pourquoi il y insiste si magnifiquement.

7. Cette souffrance est aussi une pauvreté : L’enfance de Camus en a été marquée plus que toute autre chose. Camus vivait avec sa grand-mère, personnage dominateur, dur, endurci, sa mère, son frère, avec lequel il partageait un lit, et son oncle, qui apparaissent dans le texte sous les noms d’Étienne et de Constant. Sa mère travaillait comme domestique, ce dont Camus avait honte - et il avait honte d’avoir honte. La pauvreté est matérielle, mais aussi culturelle : son professeur, Germain Louis (M. Bernard), doit convaincre la mère et la grand-mère de Camus de lui permettre de se présenter à une bourse du lycée, car en cas de succès, elles perdraient tout l’argent qu’il aurait pu gagner autrement ; la seule alternative à l’acceptation est de trouver un emploi pour aider à subvenir aux besoins de la famille. En effet, sa grand-mère a insisté pour qu’il prenne un emploi pour cette raison pendant les vacances d’été et, bien qu’il ait réussi à trouver quelques bonnes choses dans le travail, il était angoissé de perdre ce qui « était royal dans sa vie de pauvreté, les richesses irremplaçables qu’il adorait si grandement et si avidement » - exactement cette vie de sensation dont nous avons parlé. La pauvreté de Camus était une libération dans les plaisirs sensuels - une « chaude pauvreté qui lui avait permis de vivre et de tout surmonter » - même s’il s’agissait d’une privation culturelle, une privation qui devenait de plus en plus évidente au fur et à mesure qu’il était éduqué au-delà de sa famille ; car il consommait des livres « avec la même avidité qu’il ressentait pour vivre, jouer ou rêver ».

Camus relie de manière émouvante la pauvreté en question au concept de memoire.

La mémoire des pauvres est… moins nourrie que celle des riches ; elle a moins de repères dans l’espace parce qu’ils quittent rarement le lieu où ils vivent, moins de repères aussi dans la vie uniforme et grise. Certes, il y a la mémoire du cœur, que l’on dit la plus sûre, mais le cœur s’épuise dans la peine et le travail et oublie plus vite sous le poids de la lassitude. Le temps perdu ne se retrouve que chez les riches. Pour les pauvres, il ne marque que de faibles traces sur le chemin de la mort. Et puis, pour bien supporter, il ne fallait pas trop se souvenir, il fallait tenir les jours, heure après heure.

L’Algérie était « la terre de l’oubli où chacun était le premier homme… [et] le vent et le sable effaçaient les traces des hommes sur les grands espaces ». La nature intérieure divisée de Camus est une nature dans laquelle on trouve le désert mais aussi la terre au nord de la Méditerranée « où, dans des espaces mesurés, les souvenirs et les noms étaient conservés »5.

Nous avons ici un merveilleux exemple de la manière dont Camus relie la vie intérieure au monde extérieur, avec une inflexion particulière. La mémoire n’est pas, comme nous aimons naïvement le supposer, une faculté intérieure, une sorte d’entrepôt qui peut laisser le monde extérieur derrière lui une fois que les choses y sont stockées. Elle dépend plutôt du monde extérieur, des conditions matérielles de la vie d’une personne, pour le contenu qu’elle peut avoir en premier lieu ; et elle dépend du monde extérieur pour que ce contenu soit préservé. En cela, la pensée de Camus ressemble à celle d’Orwell, dont 1984 est, entre autres, une profonde méditation sur la nécessité de traces de choses dans le monde extérieur pour que la memoire puisse fonctionner : sans une culture qui entretient les memoires de toutes les manières possibles par le biais de documents matériels, ils cessent d’exister. Pour Orwell, comme pour Camus, l’esprit est là, dehors.6

Ou peut-être pourrions-nous plutôt dire que le monde est ici. L’entrelacement de l’intérieur et de l’extérieur, du moi et du monde, que Camus explore dans ce texte semble nous inviter à une conception des choses telle que nous la trouvons articulée dans Le visible et l’invisible de Merleau-Ponty. Dans ce livre, sur lequel il travaillait au moment où Camus écrivait Le premier homme, Merleau-Ponty cherche à développer une notion de ce qu’il appelle « la chair du monde ». Dans un commentaire extraordinairement suggestif, il écrit :

La chair n’est pas de la matière, ni de l’esprit, ni de la substance. Pour la désigner, il faudrait l’ancien terme d’élément, au sens où il était utilisé pour parler de l’eau, de l’air, de la terre et du feu, c’est-à-dire au sens d’une chose générale, à mi-chemin entre l’individu spatio-temporel et l’idée, une sorte de principe incarné qui apporte un style d’être là où il y a un fragment d’être. La chair est en ce sens un « élément » de l’être. (Merleau-Ponty [1968], [1964], 139)

Il écrit ailleurs : « nous sommes le monde qui se pense lui-même » (Merleau-Ponty [1968], [1964], 136). Merleau-Ponty cherche à rendre justice au sentiment puissant mais insaisissable que nous avons de nous-mêmes dans notre expérience du monde : cette expérience est immédiate et directe - les choses du monde nous sont données telles qu’elles sont réellement - et pourtant, d’une certaine manière, elles semblent nous échapper, puisque nous sommes conscients, dès que nous réfléchissons à ces questions, que ce que nous prenons pour les choses du monde dépend de la particularité de nos sens, comme si ces sens s’interposaient entre nous et les choses elles-mêmes, d’une ou de plusieurs des nombreuses façons dont nous pourrions supposer que cette interposition a lieu. Nous sommes profondément imbriqués dans le monde et pourtant séparés de lui, et c’est précisément cela que Merleau-Ponty souhaite saisir dans son idée de chair du monde. Notre façon d’être réciproquement entrelacée avec le monde des choses trouve une illustration, selon Merleau-Ponty, dans l’entrelacement de l’expérience d’une main qui tient l’autre.

Je pense que le livre de Camus, dans le désir qu’il avait d’être lourd de choses et de chair, peut être utilement compris comme travaillant avec une conception de chair du monde au sens de Merleau-Ponty. Si quelqu’un voulait saisir ce que Merleau-Ponty entend par chair du monde, la façon dont, disons, il se révèle dans une vie, nous pourrions nous référer au livre de Camus. C’est bien sûr ce que je cherche à faire ici (en partie). En effet, la façon dont nous sommes imbriqués dans le monde est quelque chose qu’il faut nous rappeler. Nous l’ignorons généralement, tant nous sommes accaparés par nos préoccupations quotidiennes. Nous traitons le monde comme un objet de manipulation, comme quelque chose qui résiste plus ou moins à nos préoccupations et que nous devons plier à notre volonté. Et le monde est cela, certainement. Mais on peut soutenir que ce qui rend cela possible, c’est un entrelacement d’arrière-plan en tant que condition du fait que le monde est un objet opposé à nous en tant que chose à manipuler. Il peut y avoir de nombreuses façons de chercher à comprendre cela. Mais ce qui est présent chez Camus et Merleau-Ponty, et qui rend leur vision si intéressante et attrayante, c’est que cette imbrication est perçue avec une sorte de joie lyrique qui nous fait comprendre l’enjeu de regarder les choses comme ils le font - l’enjeu, autrement dit, de la façon dont nous faisons l’expérience de notre vie. Il ne s’agit pas simplement d’une recherche intellectuelle : Camus et Merleau-Ponty veulent que nous réalisions qu’en nous ouvrant à un tel sens de notre place dans le monde, nous sommes en mesure de trouver que le monde vaut la peine d’être vécu. Ce point est bien mis en évidence dans le commentaire de Tony Judt :

Le premier homme n’est pas seulement une récapitulation et un développement des récits et essais antérieurs de Camus - dont beaucoup sont repris ici, parfois à une phrase près - mais aussi un rappel inestimable de ce qui était au centre de ses préoccupations et de ce qui, en dépit de l’opinion contemporaine, n’était que périphérique. Une grande partie de l’idée de l’ « absurde », à laquelle il doit sa première renommée, peut aujourd’hui être comprise comme la manière dont Camus tente d’exprimer l’importance que revêtent à ses yeux le lieu et la sensation. Ainsi, dans un passage de Sisyphe, il écrit ce qui suit : « Dans un univers soudain dépourvu d’illusions et de lumières, l’homme se sent un étranger. Son exil est sans remède puisqu’il est privé du souvenir d’une maison perdue ou de l’espoir d’une terre promise. Ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurde ». De même que Camus a estimé que les critiques n’avaient pas compris les décors algériens de La peste et (surtout) de L’étranger, de même ses critiques et ses admirateurs ont souvent surinterprété et perdu le message de ses écrits non littéraires. (Judt [1994])

En d’autres termes, Camus conçoit l’absurde en grande partie en termes d’aliénation du corps par rapport au monde, une pauvreté de sensation, une sensation dans le sens que j’ai cherché à tracer ici. Vivre l’idée de la chair du monde est, pour Camus, une façon d’affronter l’absurdité de notre condition. Le sens de la vie est dans le corps. En affirmant cela, Camus se rattache à la tradition de la pensée française qui remonte au moins à Montaigne - sceptique, ironique, urbaine, constamment soucieuse de dégonfler nos prétentions et de nous rappeler le corps et ses besoins qui ont une certaine noblesse si nous savons seulement les regarder avec justesse.

8. L’une des conditions de l’existence même de ce livre est la recherche par Camus de son père. Comme je l’ai indiqué plus haut, celui-ci a été grièvement blessé lors de la bataille de la Marne et est mort de ses blessures. Il a été enterré à Saint-Brieuc, où Camus se rend pour s’incliner sur sa tombe et se sent envahi par l’angoisse et la pitié lorsqu’il réalise qu’à 40 ans, il est plus âgé que son père lorsqu’il a été tué - il n’avait que 29 ans. Camus a l’impression que le cours du temps se brise autour de lui. Plus tard, lorsqu’il rend visite à sa mère, celle-ci lui montre, dans une boîte à biscuits, le fragment d’obus qui s’est logé dans le crâne de son père et l’a tué : le gouvernement français l’avait envoyé à sa veuve. Camus raconte que sa mère l’a conservé dans la boîte derrière des serviettes dans une armoire. Voilà à quoi se résume la vie de cet homme : une place dans une tombe et un fragment d’obus conservé dans une boîte à biscuits. Ce dernier point, en particulier, me semble donner un sens aigu de la fragilité de notre emprise sur la vie : il suffit de tuer un homme, d’un fragment de métal qui peut ensuite être conservé sans danger dans une boîte de conserve derrière des serviettes. Mais si Camus est à la recherche de son père, celui-ci est en réalité moins présent dans le texte qu’on aurait pu le croire. C’est son absence même qui est frappante7. C’est en effet la grand-mère qui a dominé sa vie, comme il le précise. Comme je l’ai dit plus haut, c’était une femme sévère, dont la principale préoccupation semble avoir été de maintenir la famille appauvrie à flot sur le plan financier. Le moindre gaspillage lui paraissait suspect et elle surveillait minutieusement le comportement de Jacques pour déceler toute infraction à ses règles d’économie. C’est ainsi qu’elle fait équiper les semelles de ses bottes de gros clous en forme de cône, afin de prolonger la durée de vie des bottes. Mais ces clous révélaient aussi si Jacques avait joué au football sur le terrain de jeu en béton pendant les pauses à l’école - ce qui lui était interdit, car cela usait les bottes plus rapidement. Mais il adorait le football et, au lieu d’obéir à l’injonction, il cherchait à cacher les preuves en frottant la semelle de ses chaussures après un match avec de la terre afin de dissimuler les dommages causés aux clous. Parfois, la ruse fonctionne, mais lorsque ce n’est pas le cas, il est puni à l’aide d’un fouet en cuir. Sa mère se contentait d’observer en silence, s’en remettant à sa propre mère pour ce qui est de la discipline de l’enfant et de son frère. Une autre fois, Jacques est envoyé faire des courses avec un peu d’argent. Il garde pour lui une pièce de deux francs, le prix de l’entrée pour assister à un match de football au stade local. De retour à la maison, il se rend aux toilettes - en réalité, un trou percé dans le sol, dans la maçonnerie du palier de l’étage supérieur, ce qui oblige à verser de l’eau dans des bidons après avoir utilisé les toilettes et qui fait que rien ne peut empêcher l’escalier de sentir mauvais - et prétend à sa grand-mère que la pièce est tombée dans le trou. À sa grande horreur, celle-ci retroussa la manche de son bras droit, alla aux toilettes et tâtonna dans les excréments à la recherche de la pièce - qu’elle ne trouva pas, bien sûr. Il était évident qu’elle ne croyait pas à l’affirmation de Jacques selon laquelle la pièce avait dû être emportée par les eaux avant qu’elle ne puisse la récupérer. Il comprend alors que ce n’est pas l’avarice qui a poussé sa grand-mère à chercher la pièce comme elle l’a fait, mais le terrible besoin d’argent de la famille : deux francs, c’est une somme importante.

La vie de cette femme n’avait pas de place pour la douceur et la tendresse - on a cherché en vain de telles choses dans sa nature, dit Camus. C’était une vie consacrée avant tout à la survie, sans place pour des choses qui ne servaient à rien. Il ne fait aucun doute que Camus souhaite nous faire comprendre qu’il considère cela comme un appauvrissement radical de sa vie, mais cela ne signifie pas du tout, bien sûr, qu’il s’agit d’une critique. Et nous savons qu’il y voit un appauvrissement parce qu’il y avait, après tout, un moyen par lequel elle était ouverte à de telles choses : elle avait une faiblesse pour son fils Constant, l’oncle de Camus. Il pensait que c’était parce qu’elle avait pitié de lui parce qu’il était sourd et en grande partie muet. Mais non, il a vu une raison plus profonde un matin où son oncle mettait ses habits du dimanche et où il a remarqué qu’il était très beau.

Et il comprit alors que l’amour de sa grand-mère pour son fils était physique, qu’elle était amoureuse, comme tout le monde, de la grâce et de la force de Constant, et que sa faiblesse [exceptionelle] inhabituelle pour lui était après tout très commune ; qu’elle nous adoucit tous, plus ou moins, et qu’elle le fait d’ailleurs délicieusement, et qu’elle contribue à rendre le monde supportable - c’est notre faiblesse devant la beauté.8

D’une manière tout à fait discrète, c’est là le véritable lien entre Camus le garçon et sa grand-mère : ils sont liés par une faiblesse devant la beauté.

Il est clair que toute sa vie Camus a été hanté par la beauté, par sa capacité à adoucir le monde pour nous. C’est un aspect de son plaisir du corps que j’ai déjà un peu exploré. Et il ne fait guère de doute, je pense, qu’elle était également liée pour Camus à la sexualité. Il n’y a qu’un seul moment où cela apparaît dans son livre, mais il est révélateur. Sur l’insistance de sa grand-mère, il a travaillé pendant les vacances d’été, comme je l’ai indiqué plus haut, d’abord dans une quincaillerie, puis, l’année suivante, pour un courtier maritime. Il raconte un incident survenu dans la quincaillerie : un jour, il a accidentellement renversé une boîte d’épingles devant Mme Raslin, la secrétaire du directeur, et, alors qu’il se penchait pour les ramasser, il a levé la tête et a vu ses genoux écartés sous sa jupe et ses cuisses dans des sous-vêtements en dentelle.

Jusqu’alors, il n’avait jamais vu ce qu’une femme porte sous sa jupe et, à cette vision soudaine, sa bouche devint sèche et il trembla de tous ses membres de façon presque incontrôlable. Un mystère lui avait été révélé que, malgré ses incessantes expériences, il n’avait jamais pu épuiser.

Quoi que nous pensions des nombreuses infidélités conjugales de Camus et de ce qu’elle ont dû coûter à Francine Faure, sa seconde épouse, il ne fait guère de doute, je pense, que Camus souhaite que nous partagions le sentiment que le désir sexuel est quelque chose de splendide et de digne, de beau. C’est en tout cas ainsi que je lis sa référence à un mystère, en effet, un mystère inépuisable : le désir sexuel est, bien sûr, capable de s’exprimer dans les termes les plus crus, mais il peut aussi chercher à s’exprimer dans des gestes et des actes d’une extrême tendresse et, lorsqu’il le fait, il peut être compris comme faisant partie d’un désir intense de connaître l’autre aussi profondément et généreusement que possible. Je suis sûr que Camus a pensé au désir sexuel de cette manière.

9. Devant la tombe de son père, Camus « regarde sa vie, une vie insensée, courageuse, lâche, volontaire, tendue vers un but dont il ne savait rien ». Il éprouve soudain un grand sentiment de perte face à ce père mort et pense à quel point il avait besoin de lui après tout, lui qui « n’a rien et veut le monde entier ». Et ce qu’il entend par vouloir le monde entier n’est pas l’expression d’un orgueil démesuré, mais ce qu’il appelle « une folle passion de vivre », un désir de vivre intensément cette « vie mystérieuse et éclatante ». Dans ses mémoires sur son enfance, Virginia Woolf, parlant de son père, dit qu’elle trouve en pensant à lui qu’ « il n’y a pas de recoins ou d’angles pour capter mon imagination ; rien ne me fait miroiter « (Woolf [2002]). Chez Camus, c’est la combinaison, si clairement exprimée, d’un sens profondément humain de la nature compromise de sa vie avec un amour si aigu de la vie qui est la chose qui capte probablement le plus mon imagination. Ce désir constant chez Camus, non pas d’affirmer la vie, comme le voudrait Nietzsche - l’idée d’affirmation sonne mince à mon oreille (mais moins en allemand : Bejahung) - mais de l’aimer, et de l’aimer à travers sa nature inadéquate, me semble être le genre d’attitude tonique dont on a besoin face à la nature minable de l’existence et à ses propres banalités, formes de bêtise et d’échecs. Camus se fait dire, lors d’une conversation avec Victor Malan, en réalité son ancien professeur Jean Grenier, à qui il rend visite : « Pour moi, j’ai aimé [la vie], je l’aime avec l’avidité. Et en même temps, elle me paraît terrible, inaccessible aussi. C’est pourquoi je crois, à partir du scepticisme ». Et puis il affirme : « Il y a des êtres qui justifient le monde, qui aident à vivre par leur seule présence ». Il y a quelque chose chez Camus qui fonctionne de cette manière. Je pense que c’est son urbanité, une capacité massive à accepter la vie humaine. Cela n’a rien à voir avec le fait de serrer les dents ou d’espérer le meilleur. Il s’agit plutôt de vivre avec une sorte de calme passionné, une sorte de tranquillité intensément énergique et intensément vivante. Vivre de cette manière est un don rare et il ne s’agit pas, bien sûr, d’être ainsi tout le temps, mais de vivre une vie dans un esprit que l’on peut mieux saisir en parlant d’elle en ces termes apparemment oxymoriques. Vivre de cette manière était une expression de la fidélité sceptique de Camus à la vie et pour ceux qui partagent son sentiment que le seul espoir que nous pouvons vraiment avoir est de vivre mieux, un peu plus sagement, cet étrange purgatoire dans lequel nous nous trouvons, au-delà duquel il n’y a rien, peut-être que l’urbanité devient la vertu cardinale.

Bibliographie

  1. Camus, A. 1970 [1958] Essais lyriques et critiques. Traduit par Ellen Conroy Kennedy, édité par Philip Thody. New York : Vintage.

  2. Camus, A. 2020 [1994] Le premier homme. Paris : Gallimard.

  3. Camus, A. 2001 [1994] Le premier homme. Traduit par David Hapgood. Harmondsworth : Penguin.

  4. Dubois, L. 1996 « Le premier homme, le roman inachevé d’Albert Camus ». The French Review, vol. 69, no. 4, 556-565.

  5. Grégoire, V. 2015 « L’argent n’a pas d’odeur : argent, mensonge et morale dans « Le premier homme » d’Albert Camus «. Notes romanes, vol. 55, no. 1, 87-95.

  6. Hamilton, C. 2009a ’Desire, Tragedy and Gladness’ in Facing Tragedies, 49-58. Édité par Christopher Hamilton, Otto Neumaier, Gottfried Schweiger, Clemens Sedmak. Vienne : LIT Verlag.

  7. Hamilton, C. 2016b ’Humanity, Animality, and Philosophy in Primo Levi’ in Interpreting Primo Levi : Interdisciplinary Perspectives, 67-81. Édité par Arthur Chapman et Minna Vuohelainen. Londres : Palgrave Macmillan.

  8. Judt, T. 1994 « The Lost World of Albert Camus ». New York Review of Books, 6 octobre. https://www.nybooks.com/articles/1994/10/06/the-lost-world-of-albert-camus/ (dernier accès le 14 novembre 2020).

  9. Just, Daniel. 2010 « Littérature et éthique : Histoire, mémoire et identité culturelle dans Le premier homme d’Albert Camus ». Modern Language Review, vol. 105, no. 1, 69-86.

  10. Merleau-Ponty, M. 1968 [1964] Le visible et l’invisible. Traduit par Alphonso Lingis. Evanston : Northwestern University Press.

  11. Orwell, G. 1945 « Revenge is Sour[ ». https://orwell.ru/library/articles/revenge/english/e_revso] (dernier accès le 11 décembre 2020).

  12. Rey, P.-L. 2008 Le premier homme d’Albert Camus. Paris : Gallimard.

  13. Woolf, V. 2002 Moments of Being. Édité par Jeanne Schulkind et accompagné d’une introduction par Hermione Lee. Londres : Pimlico.

  14. Zaretsky, R. 2010 Albert Camus : Éléments d’une vie. Ithaca : Cornell University Press.


  1. Albert Camus [2020] [1994], Le premier homme (Paris : Gallimard). Toutes les traductions de ce texte en anglais sont les miennes. Les références de pages non attribuées dans ce chapitre renvoient à cette édition. Une traduction en anglais par David Hapgood est disponible sous le titre The First Man.↩︎

  2. Voir également les commentaires sur cette question dans Dubois [1996].↩︎

  3. R obert Zaretsky interprète ce commentaire sur le silence en termes de l’idée bien connue de Wittgenstein selon laquelle nous ne pouvons rien dire sur le sens de la vie, le bien absolu, la valeur absolue, etc. et que nous sommes donc condamnés au silence (Zaretsky [2010], 15). Une telle interprétation ne me semble pas atteindre la profondeur spirituelle que Camus a à l’esprit.↩︎

  4. Pour quelques réflexions sur la mère de Camus en tant que figure profondément tragique, voir Hamilton [2009a].↩︎

  5. Pour une exploration de la question de la mémoire dans le livre de Camus d’un point de vue politique, voir Just [2010].↩︎

  6. Il existe également des parallèles avec la pensée de Primo Levi. Voir mes réflexions sur ce thème dans Levi in Hamilton [2016b].↩︎

  7. Cela a conduit Vincent Grégoire à explorer la question de l’éducation morale de Camus du point de vue de l’affirmation selon laquelle il a dû découvrir ou construire son propre développement éthique, n’ayant pas de père pour le guider en la matière. Cela correspond certainement à une ligne de pensée dans le texte. Voir Grégoire [2015].↩︎

  8. J’ai essayé d’en dire un peu plus sur l’oncle de Camus en tant que figure immensément vivifiante et sur l’importance de cette figure dans la vie de Camus dans Hamilton [2009a].↩︎