Philosophie et autobiographie
Jean-Paul Sartre, la comédie et la nostalgie de la nécessité
« Il manque quelqu’un » : Jean-Paul Sartre, la comédie et la nostalgie de la nécessité
1. Dans l’autobiographie de son enfance, Les mots, Jean-Paul Sartre raconte qu’il allait à l’école communale d’Arcachon. Son maître d’école était un certain Monsieur Barrault. Sartre raconte ceci :
J’avais deux raisons de respecter mon instituteur : il me voulait du bien, il avait l’haleine forte. Les grandes personnes doivent être laides, ridées, incommodes ; quand elles me prenaient dans leurs bras, il ne me déplaisait pas d’avoir un léger dégoût à surmonter : c’était la preuve que la vertu n’était pas facile. Il y avait des joies simples, triviales : courir, sauter, manger des gâteaux, embrasser la peau douce et parfumée de ma mère ; mais j’attachais plus de prix aux plaisirs studieux et mêlés que j’éprouvais dans la compagnie des hommes mûrs : la répulsion qu’ils m’inspiraient faisait partie de leur prestige : je confondais le dégoût avec l’esprit de sérieux. J’étais snob. Quand M. Barrault se penchait sur moi, son souffle m’infligeait des gênes exquises, je respirais avec zèle l’odeur ingrate de ses vertus. (67)
La notion clé ici est l’obéissance : l’obéissance aux valeurs dominantes, aux normes, aux attentes de son monde. L’enfant Sartre, appelé affectueusement « Poulou » dans la famille, a, comme le présente l’homme d’âge mûr - le livre a été publié à l’origine en 1964, lorsque Sartre avait 59 ans - complètement absorbé les valeurs du monde bourgeois qui l’entoure, en particulier le monde de la littérature classique, la valeur de l’apprentissage et l’importance de plaire. Il était « condamné à plaire » (70). L’autobiographie de Sartre est un acte de destruction dirigé contre cette obéissance et ce désir de plaire, un geste de destruction dont l’émotion clé n’est pas, comme Sartre le prétend, la haine, mais le mépris : mépris de ce qu’il était, mépris de son grand-père, mépris du monde bourgeois dont l’inflexion particulière était, de toute façon, à peu près complètement perdue au moment où Sartre écrivait son texte : la violence aveugle de la Seconde Guerre mondiale et, en particulier, les souffrances et les humiliations spécifiques que la France et son peuple ont endurées pendant cette guerre, s’en étaient chargées. C’est comme si la pulsion de destruction de Sartre l’avait conduit à répéter cette destruction sur son propre fragment du monde - un bombardement de précision. Mais il s’agit d’un bombardement de précision avec des dommages collatéraux, et c’est ainsi que Sartre l’entendait. Comme l’a fait remarquer Annie Cohen-Solal (Cohen-Solal [1991], [1985], 28), « C’est un livre puissant [Les mots], séduisant, qui saisit le lecteur avec des stratégies contrastées, l’excite, le ravit, et puis, finalement, l’abandonne, traumatisé, sans défense, en état de choc ». C’est le langage de la guerre et Cohen-Solal a raison : le texte de Sartre est expressément conçu pour vaincre le lecteur, pour le laisser désorienté et incapable, à la fin, de mettre l’ensemble en perspective, de comprendre ce qui se passe et pourquoi1. En effet, certains passages, en particulier vers la fin du texte, sont tellement compacts qu’ils sont presque hermétiquement fermés à l’intérieur d’eux-mêmes et résistent à la compréhension. Ils sont tout à fait fascinants, affichant une auto-analyse si tranchante qu’elle rivalise avec certaines des complexités déconcertantes de, disons, Freud dans la discussion de l’homme aux loups. Les mots sont, en ce sens, un texte qui rétracte ce qu’il offre au lecteur, séduisant à la manière dont Sartre aimait la séduction : promettre tout, donner le moins possible. La guerre aussi est séduisante de cette manière : exaltante, promettant la victoire - mais dans la guerre, tous sont vaincus. Pourtant, Sartre nous dit, alors même qu’il part en guerre contre son obéissance : « On ne m’a pas appris l’obéissance » (20). Cette affirmation manifestement trompeuse fait partie d’une stratégie profondément travaillée, profondément élaborée, du texte de Sartre.
2. Le père de Sartre, Jean-Baptiste, meurt alors que son fils a moins d’un an et trois mois. La mère, Anne-Marie, sans ressources, retourne vivre chez ses parents, Charles (Karl) Schweitzer et Louise. Sartre ne sait presque rien de son père et, dans son autobiographie, répudie tout intérêt pour lui : « Nul dans la famille n’a pu me rendre curieux de cet homme » (19). Mais cette affirmation est démentie par le fait que, pendant qu’il écrivait son livre, il est parti à la recherche de la sœur de son père décédé, avec laquelle il n’avait eu aucun contact pendant plus de 30 ans, mais il ne l’a pas retrouvée, car elle était décédée environ trois mois plus tôt. Ce père n’est même pas une ombre, même pas un regard : nous avons été un instant sur la terre en même temps, c’est tout. On m’a fait comprendre que, plutôt que le fils d’un mort, j’étais l’enfant d’un miracle » (20). En effet, le titre original de Les mots était Jean sans terre, ce qui a donné lieu à de nombreux débats concernant la référence ici invoqué, dont certains sont à la limite de la spéculation. Jean sans père me semble la plus plausible. Mais si Sartre n’a pas eu de père, il n’a pas eu de mère non plus. Anne-Marie et lui partageaient une chambre - sa chambre - dans la maison de Charles et elle était traitée comme une « enfants » par son père. Elle était, nous dit Sartre, en réalité sa grande sœur, une vierge en quelque sorte. Même le beau-père de Sartre - sa mère s’est remariée quand Sartre avait 12 ans - vient attaquer la famille : « Il a toujours été l’homme contre lequel j’écrivais. Tout au long de ma vie, le fait d’écrire était contre lui » (Hayman [1986], 38).
Cette auto-mythologie est bien sûr calculée. Il s’agit d’une tentative, comme le dit très justement Ronald Hayman, de créer un mythe sur l’autocréation » (Hayman [1986], 365). Pourquoi ? Parce qu’il s’agit, comme le dit aussi Hayman, d’un mythe sur l’absence de culpabilité. C’est certainement le sens de l’affirmation de Sartre selon laquelle la mort précoce de son père lui a donné sa liberté (18), qu’il n’avait pas de surmoi (19) et qu’il était doté d’une « incroyable légèreté : je ne suis pas un chef et je n’aspire pas à l’être. Donner des ordres et y obéir ne font qu’un… Je n’ai jamais donné un ordre de ma vie sans rire et sans faire rire les autres » (20). Cela pourrait avoir été écrit par Nietzsche, à l’auto-mythologisation qu’il pratique dans son autobiographie, Ecce Homo. Et c’est tout aussi invraisemblable dans le cas de Sartre que dans celui de Nietzsche. Sartre désirait dominer les autres et, à bien des égards, il y est parvenu. Il y a peut-être des raisons morales pour lesquelles il s’est soustrait à la connaissance de soi, mais leurs racines sont plus profondes. Sartre était hanté par l’idée de la transparence ou de la translucidité de la conscience, de sa capacité à transcender les limites de sa place particulière dans le monde. Il avait été un enfant angélique, mais il a développé un très mauvais strabisme de l’œil droit après des vacances à Arcachon et son visage n’était pas très angélique lorsque ses cheveux dorés et bouclés furent coupés ; sa mère se cachait et pleurait en raison de sa laideur, nous dit-il. Plus tard, son visage est tacheté et pâteux, plutôt boursouflé, et il est de petite taille. Sur cette base, Sartre a développé une hostilité durable à être - comme on pourrait le dire - exposé à son corps, sa victime, et il a développé une force de volonté extraordinaire qui lui a permis d’afficher une incroyable indifférence à la douleur physique ainsi qu’une attitude très inhabituelle à l’égard de tout ce qui pouvait l’attacher à être tel ou tel type de personne, y compris une personne avec un passé spécifique qui pourrait contraindre l’avenir. Sartre, a dit Simone de Beauvoir, refuse d’admettre qu’il a une identité qui le relie à son passé. La vérité est qu’il a déjà cessé de se reconnaître dans l’ancien Sartre dont il parle, celui qui a dit ou fait ceci ou cela. Il « refuse d’être contraint par les circonstances » (Hayman [1986], 6).
Les traces de cette attitude sont présentes tout au long de Les mots. « On m’a souvent dit que le passé nous poussait, mais j’étais convaincu que l’avenir m’entraînait… J’ai humilié le passé en faveur du présent, et le présent en faveur de l’avenir » (192). C’est pourquoi il se considère comme un traître :
Je suis devenu un traître et c’est ce que je suis resté. C’est en vain que je me mets dans ce que j’entreprends, que je me donne tout entier à mon travail, à ma colère, à mon amitié ; dans un instant, je me renierai, je le sais, je le veux, et je me trahis déjà, dans le feu de la passion, par le pressentiment joyeux de ma trahison future. (193)
Pourtant, dans un autre geste qui nie la culpabilité, il s’agit pour Sartre d’une trahison innocente : il se considère, par rapport à son passé, comme un « nouveau-né » (195). Il a beau savoir qu’il s’agit là d’un fantasme, nous dit-il, il continue néanmoins à y croire : il était, comme le dit Hayman, quelqu’un qui ne vivait que dans l’avenir : la vie commence demain.
Je n’avais pas de surmoi, nous dit Sartre. Et il n’avait pas non plus d’agressivité, en raison d’un « complexe d’Œdipe très incomplet » (24). Il est difficile de savoir ce qu’il faut penser de ces invocations du vocabulaire psychanalytique, étant donné que Sartre avait fait de son mieux, une vingtaine d’années auparavant, dans L’être et le néant, pour démanteler la conception freudienne de l’inconscient. Le sentiment de dislocation qu’une telle invocation induit chez le lecteur est d’autant plus grand lorsque l’on apprend que, pendant qu’il écrivait Les mots, Sartre a demandé à son ami et ancien élève, le philosophe et psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis, de le psychanalyser. Apparemment, Sartre prétendait que cette demande était motivée par une curiosité pour la psychanalyse (Hayman [1986], 363-4), mais il était certainement intéressé par l’interprétation de ses rêves (Cohen-Solal [1985], 443-4) ; vers cette époque, il dictait ses rêves à sa partenaire lorsqu’il se réveillait le matin. Ils semblent, si l’on peut se fier à de telles interprétations, indiquer un désir de célébrité et d’influence. Pontalis refusa en tout cas.
Sartre a peut-être simplement changé d’avis sur Freud et la psychanalyse. En tout cas, son attitude semble s’être adoucie. Mais, même si c’est le cas, il reste certainement la question de savoir ce que nous devons faire de la présentation de soi de Sartre comme étant totalement exempte de culpabilité et d’agression. Et ce, même s’il est fort probable qu’une grande partie de ce que Sartre dit ici est destiné à la même ironie caustique qui anime une grande partie de son texte au point d’en faire la tonalité principale.
Il est en effet de la plus haute importance pour Sartre de faire passer dans Les mots la fausseté totale de sa position d’enfant ; c’est l’un des buts qu’il assigne à cette ironie. Il veut nous faire comprendre que son enfance a été un paradis, mais qu’il s’agissait aussi d’un mensonge complet. Le mensonge, c’est d’avoir été totalement gâté, choyé, et l’absence de culpabilité et d’agressivité fait partie - quoi qu’il en soit - d’une stratégie polémique destinée à nous faire comprendre cela. L’enfant Sartre était tout à fait complaisant : « C’était le Paradis. Chaque matin, je me réveillais dans un ravissement de joie, m’émerveillant de la chance inouïe d’être né dans la famille la plus unie, dans le plus beau pays du monde » (30). Il se prend pour le sens de l’histoire : « Mon grand-père croit au Progrès, moi aussi : Le progrès, ce chemin long et ardu qui mène à moi » (30).
Le mensonge, c’est aussi celui de ce que Sartre appelle leur vie qui n’était « que cérémonie » (29). Le mot-clé de son autobiographie est « comédie ». Tout était fait pour le spectacle, tout était une pose. Son grand-père aimait prendre la pose dans la vie quotidienne, comme il aimait poser pour les photos, nombreuses dans la maison, et son petit-fils jouait le jeu avec lui. Le soir, dit Sartre :
« Le soir, quand nous allions l’attendre sur la route, nous le reconnaissions bientôt, dans la foule des voyageurs qui sortaient du funiculaire, à sa haute taille, à sa démarche de maître de menuet. Du plus loin qu’il nous voyait, il se « plaçait », pour obéir aux injonctions d’un photographe invisible : la barbe au vent, le corps droit, les pieds en équerre, la poitrine bombée, les bras largement ouverts. A ce signal je m’immobilisais, je me penchais en avant, j’étais le coureur qui prend le départ, le petit oiseau qui va sortir de l’appareil ; nous restions quelques instants face à face, un joli groupe de Saxe, puis je m’élançais, chargé de fruits et de fleurs, du bonheur de mon grand-père, j’allais buter contre ses genoux avec un essoufflement feint, il m’enlevait de terre, me portait aux nues, à bout de bras, me rabattait sur son cœur en murmurant : « Mon trésor ! » C’était la deuxième figure, très remarquée des passants. Nous jouions une ample comédie aux cent sketches divers : le flirt, les malentendus vite dissipés, les taquineries débonnaires et les gronderies gentilles, le dépit amoureux, les cachotteries tendres et la passion ; nous imaginions des traverses à notre amour pour nous donner la joie de les écarter. (23-24)
Les émotions se manifestent en permanence, mais, dit Sartre, il n’est pas possible de savoir si elles sont sincères ou si elles sont artificielles, affectées. Il y avait du cabotinage, de l’affect, partout. Seule la grand-mère y voyait clair et réprimandait le garçon pour ses simagrées, sa manière affectée d’attirer l’attention sur lui et de tromper les autres et lui-même.
3. La brillance envoûtante du récit que Sartre a fait de son enfance aurait pu dissiper nos soupçons quant à la mesure dans laquelle nous pensons lire un récit plausible de ce qui a réellement eu lieu. La prose ciselée de Sartre nous entraîne et nous berce dans un sentiment de sécurité. Mais il adopte cependant une stratégie risquée car cette même prose, si finement ouvragée, ne peut en même temps que nous interroger : son intention polémique est portée par le style envoûtant, lequel style, en nous enivrant, nous rend moins capables de soulever des doutes et des objections. Les choses se compliquent encore si l’on se souvient du célèbre passage de L’être et le néant concernant le serveur du café :
Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café. (Sartre [1943])
Ce qui doit nous frapper ici, c’est que le récit que Sartre fait du serveur s’imbrique parfaitement dans le récit qu’il fait de l’accueil qu’il a fait à son grand-père en arrivant à la maison. Même jeu, même pose, même fausseté de l’émotion, du geste, de l’attitude.
Puis, à un moment de son enfance, Sartre découvre la bibliothèque de son grand-père, composée essentiellement de littérature française et allemande. Il est immédiatement fasciné par sa découverte. Ces livres deviennent des objets sacrés et entrent dans la comédie familiale :
« Je vivais au-dessus de mon âge comme on vit au-dessus de ses moyens : avec zèle, avec fatigue, coûteusement, pour la montre. A peine avais-je poussé la porte de la bibliothèque, je me retrouvais dans le ventre d’un vieillard inerte : le grand bureau, le sous-main, les taches d’encre, rouges et noires, sur le buvard rose, la règle, le pot de colle, l’odeur croupie du tabac, et, en hiver, le rougeoiement de la Salamandre, les claquements du mica, c’était Karl en personne, réifié : il n’en fallait pas plus pour me mettre en état de grâce, je courais aux livres. Sincèrement ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment pourrais-je fixer – après tant d’années surtout – l’insaisissable et mouvante frontière qui sépare la possession du cabotinage ? Je me couchais sur le ventre, face aux fenêtres, un livre ouvert devant moi, un verre d’eau rougie à ma droite, à ma gauche, sur une assiette, une tartine de confiture. Jusque dans la solitude j’étais en représentation… : je me voyais lire comme on s’écoute parler.
Ma vérité, écrit-il, « mon caractère et mon nom étaient aux mains des adultes ; j’avais appris à me voir par leurs yeux ; j’étais un enfant, ce monstre qu’ils fabriquent avec leurs regrets… J’étais un imposteur… un faux enfant » (67-68).
Sartre nous parle d’un certain Monsieur Simonnot, ami et collaborateur de son grand-père, qui déjeunait avec la famille tous les jeudis. Sartre rapporte que lorsque Monsieur Simonnot fut interrogé sur ses préférences, « il prit le temps de réfléchir et porta son attention intérieure sur le massif granitique de ses goûts » (75). Sartre rapporte l’impression que cela lui fit, lui donnant le sentiment de l’immensité de l’homme, comme les pierres ou les marronniers des jardins du Luxembourg. Sartre lui-même, rapporte-t-il, n’était « rien : une transparence indélébile » (76). Un jour, il y eut une fête à l’Institut des langues vivantes. M. Simonnot n’y était pas, il était « absent comme chair et os ». Cette prodigieuse absence le transfigure. Les absents sont nombreux : certains élèves sont malades, d’autres se sont excusés ; mais ce sont des faits fortuits et négligeables. Seul Monsieur Simonnot manquait » (77).
Une fois de plus, le parallèle avec L’être et le Néant est inévitable, cette fois dans l’exemple célèbre de l’arrivée de Sartre au café pour rencontrer son ami Pierre avec qui il a rendez-vous, pour constater qu’il n’est pas là. Il n’est pas là d’une manière tout à fait différente de celle dont Paul Valéry et le Duc de Wellington ne sont pas là. Dans le cas de Valéry et Wellington, l’absence n’est que pensée, nous dit Sartre ; dans le cas de Pierre, « le jugement de négation [« Pierre n’est pas là »]… est conditionné et soutenu par le non-être » (Sartre [1943], 45).
Le parallèle entre le récit de l’enfance de Sartre et les thèses qu’il développe dans L’Être et le Néant peut être lu à la fois à l’endroit et à l’envers, si l’on peut dire. D’une part, nous pourrions dire que Sartre prétend trouver dans son enfance la confirmation phénoménologique de sa philosophie ultérieure, comme si cette philosophie ne faisait que dessiner au niveau théorique ou ontologique ce que le garçon avait déjà vaguement pressenti, et comme si cette dernière était soutenue, rendue philosophiquement plus plausible, par la première. D’un autre côté, nous pourrions tout aussi bien supposer que l’expérience de l’enfance est réinterprétée à la lumière des catégories ontologiques que Sartre développera plus tard, et, dans ce cas, non seulement nous obtiendrions un récit étrangement disloqué ou perturbé de l’enfance de Sartre, mais nous ne pourrions pas non plus supposer que la philosophie ultérieure puisse trouver une quelconque confirmation ou résonance phénoménologique dans les expériences de l’enfance.
Reprenons le cas du serveur. Doit-on dire que le récit de Sartre sur le serveur n’est qu’un exemple de quelque chose qu’il a saisi pour la première fois, enfant, dans sa vie avec son grand-père ? Sartre se présente en effet comme un enfant, comme s’il avait pu, au moment où cela se passait, saisir dans son propre jeu avec son grand-père exactement ce qu’il saisit plus tard dans le jeu du serveur, dans le récit qu’il fait de ces questions dans L’Être et le Néant. Il n’y a rien dans son récit de l’expérience de son enfance qui cherche à explorer un sens de ce que c’était pour lui quand il était un enfant en tant qu’enfant. Il ne s’agit pas des inévitables distorsions, échecs de la mémoire concernant l’imposition de conceptions de valeur plus tardives sur toute conception des choses de l’enfance lorsqu’elles sont écrites plus tard dans la vie. Le récit de Sartre ne prétend même pas être une exploration véridique de l’expérience du monde par le garçon. Comme l’a écrit James Goodwin (Goodwin [1993], 99) :
Sartre limite presque toutes les expériences racontées dans Les Mots à sa vie entre six et onze ans. Le langage et les idées qui rendent compte de l’expérience sont cependant résolument adultes. Sartre ne cherche pas à rétablir la perspective originelle de l’enfant.
C’est l’une des raisons pour lesquelles, comme je l’ai déjà noté, le livre nous laisse dans un état de choc. En ouvrant le livre, nous pensons obtenir une chose et nous en obtenons une autre. Nous avons des attentes diverses concernant ce que l’autobiographie d’une enfance va nous apporter, et ce que nous obtenons est totalement déconcertant. Mais quelle est cette autre chose ? Et toute réponse à cette question sera également une réponse à une question concernant ce que nous pensons être l’Être et le Néant en tant que texte philosophique. Ou, pour formuler la question autrement, nous pouvons dire que la mise en contact des Mots et de L’Être et le Néant nous rend incertains de ce que nous entendons par un texte philosophique - de ce que nous entendons par philosophie. Pourquoi supposons-nous que L’être et le néant est le texte philosophique et que Les mots est l’autobiographie d’une enfance ? Quel est l’enjeu pour nous de penser ces textes en ces termes ?
Je suppose que l’une des façons de distinguer L’être et le néant, en tant que texte philosophique, des Mots en tant qu’œuvre non philosophique, est de faire appel à l’idée que le premier, mais pas le second, possède l’indépendance personnelle exigée par ce que nous considérons comme de la philosophie. En d’autres termes, elle cherche à montrer qu’elle rend compte, non pas de l’expérience d’une personne - comme le fait, à un certain niveau, Les mots - mais de la manière dont les choses sont. En d’autres termes, le premier (L’être et le néant) vise à fournir une façon de voir les choses telle qu’elles sont, la façon de penser les choses si l’on pense correctement. C’est une tentation constante de la philosophie, sa « confiance dans le fait que les vérités sont de son ressort », comme le dit Christopher Ricks (Ricks [1998], 312). Les exemples - le serveur, le grand-père, M. Simonnot - sont simplement illustratifs, une sorte de lubrifiant pour aider à faire entrer la vérité ontologique dans notre tête, et la différence entre les textes est alors que L’être et le néant nous donne les arguments qui soutiennent le compte-rendu correct des exemples, alors que Les mots nous donne simplement des exemples. Ce qui fait le travail, c’est l’argument ; les exemples aident à faire avancer les choses, en quelque sorte pour ceux qui sont plus lents à comprendre, ou comme une sorte de distraction agréable, mais ils ne sont pas strictement nécessaires.
Cette façon de concevoir les choses est séduisante parce qu’elle aligne l’argumentation et la généralité, la sécurisation (justification) d’une affirmation, d’un côté, et les aléas et vicissitudes de l’expérience personnelle, de l’autre. Mais le problème est évidemment que c’est précisément cette façon de penser les choses qui est remise en question par notre rapprochement des deux textes qui nous occupent. Autrement dit, le découpage conceptuel de la manière indiquée n’est lui-même rien d’autre que l’affirmation d’une manière de voir, d’une manière de penser ce qu’est la philosophie et ce qu’elle n’est pas, et n’est pas en soi une justification de cette manière de penser. Si l’idée que Les mots nous amènent à nous demander ce qu’est l’Être et le Néant - et vice versa - vous inquiète, l’affirmation d’un paysage conceptuel du type de celui que nous venons d’évoquer ne suffira pas à apaiser vos inquiétudes, car cette affirmation n’est qu’une répétition de l’inquiétude, et en aucun cas une réponse à cette inquiétude.
Nous pourrions formuler ce point de la manière suivante. Sartre cherche à interpréter ses expériences d’enfant dans Les mots à travers un vocabulaire et un répertoire conceptuel qui sont également présents dans L’être et le néant. Mais l’affirmation selon laquelle nous obtenons l’argument dans ce dernier texte, argument qui justifie la lecture correcte (philosophique donc ; « philosophique » mais au sens où nous ne savons pas encore ce qu’est la philosophie, nous nous demandons ce qu’elle est, ce qu’elle pourrait être) des expériences de l’enfance (ainsi que celle du serveur dans le café et l’échec de Pierre à se présenter pour rencontrer Sartre), peut être renversée. Pourquoi ne pas dire au contraire que l’argument est une tentative de trouver des raisons justificatives - une ontologie - à une expérience et que ces raisons ne justifient finalement rien, mais sont simplement ex post facto, destinées à donner un sentiment de force ou de puissance à une expérience qui est elle-même plus forte ou plus puissante que toutes les raisons qui pourraient être invoquées pour nous amener à la lire ontologiquement d’une certaine manière plutôt que d’une autre ? De ce point de vue, Sartre ne saurait se défaire du personnel au nom d’une stricte vérité (ou généralité) philosophique. La philosophie serait plutôt un travail sur le personnel. Cela ne signifie pas, bien sûr, que personne d’autre ne pourrait en venir à croire au récit ontologique. Cela ne signifierait pas non plus que ce compte soit simplement propre à Sartre. Cela signifierait plutôt que nous cesserions de supposer que la philosophie se trouve dans l’argument et non dans les exemples, et que nous commencerions à penser que la philosophie se trouve dans les exemples, que ce sont eux qui en portent tout le poids.
Mais quel serait leur poids ? Certainement pas celui que l’argumentation, conçue comme je l’ai décrite plus haut, prétendait porter. Leur ambition serait plus modeste - et, d’une autre manière, plus exigeante. Nous pourrions les considérer comme des caractéristiques de la vie humaine sur lesquelles nous pourrions nous attarder : quelle est l’importance de telles expériences dans la vie ? Pourquoi supposer qu’elles sont cruciales pour la compréhension de soi et des autres, plutôt que d’autres expériences ? Nous savons tous ce que c’est que de trouver notre ami absent au café ; et nous savons tous que les êtres humains sont profondément enclins à prendre des poses. Sartre nous dit en fait : ces expériences ont été absolument cruciales dans ma vie. C’est ce qu’il fait dans Les mots. Mais tout reste ouvert quant à l’importance qu’ils ont (ou pourraient avoir) dans ma vie ou dans la vôtre. Elles pourraient y être tout à fait périphériques. Et il faut avoir parcouru un bon bout de chemin dans la vie avant de pouvoir le savoir, si tant est qu’on le sache un jour. On ne peut pas simplement savoir qu’elles sont cruciales parce qu’un texte philosophique le prétend. Il faut revenir au monde - à ces exemples vécus, à d’autres, à des expériences qui vous surprennent totalement, à des choses dont vous n’avez même pas encore rêvé ou imaginé, mais qui pourraient vous arriver demain - pour voir quel rôle elles jouent dans votre vie. Dans cette optique, nous ne disons pas que les exemples ne nous donnent pas de philosophie. Mais nous disons que la philosophie est autre chose que ce que nous pensions : elle vise, disons, non pas à nous convaincre de la vérité d’un système ontologique, mais à nous ouvrir, à nous faire regarder avec étonnement des choses que nous tenions pour acquises (par exemple, notre frustration parce que notre ami n’est pas venu), à aiguiser notre sensibilité pour de telles questions et à nous demander ce que l’on entend par « de telles questions » - quelles sont les questions de la vie humaine ? Sartre prétend nous le dire. Mais nous pourrions dire : oui, ce sont les affaires de votre vie, et je peux les accueillir d’une certaine manière dans ma vie (comment pourrais-je ne pas le faire ?), mais il y a d’autres affaires qui sont plus profondes pour moi, les miennes ; et l’une des affaires de la vie humaine est que nous pouvons tous concevoir les affaires de la vie humaine différemment : c’est un élément central de notre conception de la diversité des êtres humains, du type de créature que nous sommes. Il y a sans doute des limites à la manière dont on peut concevoir la vie humaine différemment, mais nous avons chez Sartre une sensibilité particulière, un tempérament particulier, très à l’écoute de certaines expériences humaines et les élevant au rang de vérité philosophique. C’est un tempérament aigu, fascinant, saisissant. Il commande, exige notre attention. Mais il reste un tempérament de ce type. Et il est aveugle à certaines questions de la condition humaine qui pourraient, à vous (ou à moi), sembler exiger au moins autant d’attention que celle que Sartre accorde au néant et aux autres concepts qu’il considère comme y étant impliqués. Je trouve frappant, par exemple, que Sartre n’ait rien à dire sur les animaux. Mais il est difficile de voir comment la structure de L’être et le néant pourrait résister à une perturbation massive si nous essayions d’y trouver une place pour les animaux - pour ce que les animaux nous disent de nous-mêmes (comment ils nous nous aident à penser à notre animalité), pour la façon dont ils entrent dans nos vies et structurent nos concepts de vulnérabilité (naissance, mort, sexualité), de cruauté, de camaraderie, d’attention, d’indifférence et ainsi de suite. Si nous cherchions un instant à imaginer à quoi ressemblerait le monde, notre monde, s’il n’y avait pas d’animaux (autres que les êtres humains), nous ne saurions guère par où commencer ; notre monde serait méconnaissable. Ou encore, il n’y a pas d’enfants dans le monde de L’Être et le Néant. Pourtant, le livre vise à rendre compte du désir sexuel et l’on peut légitimement se demander comment un tel récit pourrait même démarrer s’il ne tient pas compte de la manière dont le désir sexuel est chargé de tout ce qui est associé à l’engendrement d’enfants : Le cycle menstruel, le désir ou la peur de la grossesse, l’accouchement avec toutes ses douleurs et ses joies, puis les obligations et les exigences de la parentalité… Le récit de Sartre sur le désir sexuel ne tient pas compte de tout ce sang et de toute cette sueur ; malgré tout l’éclat de sa narration, il s’agit d’une compréhension du désir sexuel dans le vide qui exprime une sorte de dégoût à son égard. Les animaux et les enfants ne peuvent pas être simplement ajoutés après coup à la pensée de Sartre ; leur absence montre que nous avons affaire à une sensibilité très particulière, insensible à ces questions. Une sensibilité brillante, ai-je dit, mais une sensibilité parmi d’autres possibles. C’est précisément ce que j’ai essayé de suggérer lorsque nous explorons Les mots et que nous les mettons en contact avec L’être et le néant.
4. Sartre était étonnamment sensible à la comédie de la vie humaine. Son autobiographie le montre bien. Il était aussi immensément sensible à la manière dont l’identité d’une personne est si facilement fixée par son passé et par le regard des autres sur elle. Sartre, comme je l’ai déjà noté, a refusé d’être fixé, lié de cette manière : il a insisté sur le fait que sa laideur, par exemple, n’était rien d’autre qu’une hypothèse sur la façon dont il pourrait être traité et il a donc entrepris avec une volonté de fer de contredire cette hypothèse en s’entourant d’autant de belles femmes qu’il le pouvait et en les séduisant. La séduction était sans doute pour Sartre un geste de refus de la laideur et n’était guère chargée d’excitation sexuelle - en fait, le sexe ne l’intéressait pas beaucoup. Ce qu’il recherche, c’est le pouvoir et la domination. Et l’un des vecteurs de la domination qu’il recherchait était, en effet, la frustration du désir sexuel, un tel désir se détournant de l’expression dans l’acte sexuel et se retournant sur lui-même, un point qui ressort lorsqu’il nous dit que l’inceste était « le seul lien de famille qui m’émeuve » (43). Il ajoute dans une note de bas de page :
Ce qui me séduisait dans ce lien de famille, c’était moins la tentation amoureuse que l’interdiction de faire l’amour : feu et glace, délices et frustration mêlées, l’inceste me plaisait s’il restait platonique.
Dans ces plaisirs et ces fantasmes d’abnégation, il y a la même volonté de fer que celle dirigée vers le corps que j’ai mentionné plus tôt. Et, de même que j’ai suggéré que l’ontologie du néant de Sartre ne peut être séparée des expériences particulières de son enfance, de même je pense que nous trouvons les racines de sa pensée sur la liberté radicale des êtres humains dans l’expérience qu’il a faite de son corps et de son refus absolu d’y être soumis. Il ne s’agit pas de prétendre que la philosophie peut être réduite à la personne, notamment parce que je soutiens que le concept de philosophie (ou de personne, d’ailleurs) n’est pas suffisamment stable pour que nous puissions le réduire à quoi que ce soit d’autre (ou faire beaucoup d’autres choses que nous pourrions vouloir en faire - en faire une discipline purement technique qui ne dépend d’aucune expérience de la vie, par exemple). Mais si vous pensez que Sartre a raison au sujet de la liberté humaine, cela dépendra au moins en partie de la manière dont vous avez grandi au cours de votre vie - bien que, bien sûr (c’est une partie de mon propos), le fantasme selon lequel cette conviction pourrait contourner une vie et être délivrée par un argument est quelque part en chacun de nous (c’est le philosophe en chacun de nous, le philosophe en chacun de nous avant qu’on lui rappelle son humanité, avant qu’on lui rappelle, comme Kierkegaard a cherché à le lui rappeler, qu’il ne vit que cette vie-ci et aucune autre).
La notion de conscience comme néant est au cœur de la conception sartrienne de la liberté. Et dans Les mots, il insiste à plusieurs reprises sur le fait qu’il n’est rien. Comme nous l’avons déjà vu, il se décrit comme un « rien : une transparence indélébile ». Une fois encore, en réfléchissant à son absence de père et au fait que sa mère et lui n’étaient « pas à la maison » puisqu’ils vivaient avec les parents de cette dernière, Sartre exprime son sentiment d’échec total à remplir les modèles de vie de l’attente bourgeoise :
Au propriétaire, les biens de ce monde reflètent ce qu’il est ; ils m’enseignaient ce que je n’étais pas : je n’étais pas consistant ni permanent ; je n’étais pas le continuateur futur de l’œuvre paternelle, je n’étais pas nécessaire à la production de l’acier ; en un mot je n’avais pas d’âme. (72)
Il était « superflu », connaissait son « insubstantialité » : « Personne, à commencer par moi, ne savait pourquoi j’étais sur terre » (73). Il aspire à être nécessaire, à manquer, comme Simonnot manquait et comme Charles Dickens manquait dans une illustration qu’il a vue des foules massées attendant d’accueillir le romancier lorsque son navire est arrivé à New York. J’ai murmuré : « Il manque quelqu’un : c’est Dickens ! et mes yeux se sont remplis de larmes » (138). Il s’est efforcé de penser, en développant un certain nombre de fantasmes sur la question, qu’en tant qu’écrivain, il serait « nécessaire », « recherché » (139). Dans un fantasme particulièrement élaboré, le garçon imaginait qu’il deviendrait un écrivain, mais qu’il serait évité, inconnu. Puis, à la fin de sa vie, il serait soudainement découvert et célébré. Les gens seraient remplis de remords d’avoir négligé ce brillant écrivain et il se sentirait enfin aimé. S’ensuit alors une autre histoire dans laquelle il s’imagine, à travers son écriture, devenir un livre :
Moi : vingt-cinq tomes, dix-huit mille pages de texte, trois cents gravures dont le portrait de l’auteur. Mes os sont de cuir et de carton, ma chair parcheminée sent la colle et le champignon, à travers soixante kilos de papier je me carre, tout à l’aise. Je renais, je deviens enfin tout un homme, pensant, parlant, chantant, tonitruant, qui s’affirme avec l’inertie péremptoire de la matière. On me prend, on m’ouvre, on m’étale sur la table, on me lisse du plat de la main et parfois on me fait craquer. Je me laisse faire et puis tout à coup je fulgure, j’éblouis, je m’impose à distance, mes pouvoirs traversent l’espace et le temps, foudroient les méchants, protègent les bons. Nul ne peut m’oublier, ni me passer sous silence : je suis un grand fétiche maniable et terrible. Ma conscience est en miettes : tant mieux. D’autres consciences m’ont pris en charge. On me lit, je saute aux yeux ; on me parle, je suis dans toutes les bouches, langue universelle et singulière… je suis, enfin ! (158-9)
Ici, comme d’ailleurs tout au long du texte, Sartre est à la recherche de ce qui fait de la vie humaine quelque chose de solide, de réel, comme Simonnot avec son intérieur de granit, ou Dickens sur le bateau alors que la foule l’attend avec impatience. Comment ne pas voir ici ce désir qui, selon Sartre dans L’Être et le Néant, se trouve à la racine de la condition humaine, le désir d’être Dieu, à la fois pour-soi et en-soi, possédant à la fois « la liberté qui exalte… et la nécessité qui justifie » ? (141) Il n’est pas étonnant que Paul John Eakin, bien qu’il aborde les choses d’un point de vue différent de celui que j’ai adopté, commente, en accord avec une grande partie de ce que j’ai suggéré, qu’il est « incontestable que Les Mots nous donne… l’ontologie existentielle de l’existentialisme de Sartre ». Il est tout aussi facile, cependant, de lire l’autobiographie comme retraçant les sources de sa pensée philosophique aux circonstances de son enfance « (Eakin [1988], 167).
5. L’autobiographie de Sartre est minée par l’écrivain lui-même, comme j’ai cherché à le faire ressortir. Le livre entier est une série d’attaques auto-infligées. L’assaut final est explicite à quelques pages de la fin du livre, lorsque Sartre se retourne contre lui-même avec une férocité intense, portée par l’autodérision et le mépris.
Tout d’abord, il se réfère à son écriture de La Nausée :
« Militant, je voulus me sauver par les œuvres ; mystique, je tentai de dévoiler le silence de l’être par un bruissement contrarié de mots et, surtout, je confondis les choses avec leurs noms : c’est croire. J’avais la berlue. Tant qu’elle dura, je me tins pour tiré d’affaire. Je réussis à trente ans ce beau coup : décrire dans La Nausée – bien sincèrement, on peut me croire – l’existence injustifiée, saumâtre de mes congénères et mettre la mienne hors de cause. J’étais Roquentin. (203)
Il s’intéresse ensuite à l’être et au néant :
Plus tard, j’exposais gaiement que l’homme est impossible ; impossible moi-même je ne différais des autres que par le seul mandat de manifester cette impossibilité qui, du coup, se transfigurait, devenait ma possibilité la plus intime, l’objet de ma mission, le tremplin de ma gloire. J’étais prisonnier de ces évidences mais je ne les voyais pas : je voyais le monde à travers elles. Truqué jusqu’à l’os et mystifié, j’écrivais joyeusement sur notre malheureuse condition. Dogmatique je doutais de tout sauf d’être l’élu du doute ; je rétablissais d’une main ce que je détruisais de l’autre et je tenais l’inquiétude pour la garantie de ma sécurité ; j’étais heureux. (210)
Cette autocritique féroce peut être lue de plusieurs façons, y compris du point de vue de la trahison de soi qu’implique le fait de rendre compte de la tragédie de la vie. Mais dans la perspective que j’ai développée ici, il est clair que Sartre reconnaît, comme je l’ai dit plus haut, son incapacité à se débarrasser de l’aspect personnel de son écriture : en prétendant que sa propre impossibilité était l’impossibilité de tous les autres, il s’est retiré de cette impossibilité et a implicitement réfuté sa propre impulsion généralisante (« philosophique ») sans voir que c’était ce qu’il était en train de faire. Cela ne réduit pas, comme je l’ai déjà dit, sa philosophie à sa vie et ne la rend pas caduque, bien au contraire. Mais cela change notre conception de ce que fait sa philosophie : nous ne la voyons plus comme ayant l’aspiration de régler les questions dont elle traite, de convaincre, nous la voyons plutôt comme quelque chose pour vivre avec, pour lire au travers, comme quelque chose sur quoi nous pouvons nous attarder, cherchant à l’accueillir dans nos vies comme une vision possible de la vie, une façon parmi d’autres de transformer sa masse confuse en schémas distinctifs.
6. Il y a cependant un autre aspect des Mots qui mérite notre attention : L’attitude de Sartre à l’égard de la mort. Il peut y avoir de nombreuses façons de retracer cette attitude dans le texte de Sartre, mais je pense que l’aspect le plus révélateur est son invocation répétée du fait qu’il était, en tant qu’enfant, « déjà mort » (197). Il est, nous dit-il, son propre « avis de décès » (168). Entre neuf et dix ans, je suis devenu entièrement posthume » (162). Corrélativement, il a essayé de vivre à l’envers (162). Et il nous dit que, se sentant superflu dans sa vie, il devait disparaître - mourir (81).
Quel est le but de cette extraordinaire compréhension de soi ? Ce que Sartre tente de faire, c’est de saisir sa propre vie au-delà de sa mort. Il nous dit que l’histoire du mort « devient une sorte d’essence circulaire qui se résume dans chacun de ses moments » (162). Ce qui était pour lui, lorsqu’il vivait, un mouvement vers l’avenir, n’est pour nous, maintenant qu’il est mort, que statique : nous pouvons entrer dans la vie du mort à n’importe quel moment et la retracer comme bon nous semble, comme si elle était étalée devant nous, comme un tapis dont nous pouvons suivre le dessin d’un côté à l’autre, vers le haut ou vers le bas, en travers ou en diagonale, et ainsi de suite : nous ne sommes pas contraints de suivre les fils dans un sens ou dans l’autre. Sartre tente d’écrire son autobiographie comme s’il s’agissait d’une biographie, comme s’il parlait de quelqu’un d’autre, de quelqu’un de déjà mort. Cela lui permet de nier le passage du temps : il est à la fois nouveau-né et mort. Ce que cela permet à Sartre de faire, c’est le fantasme de pouvoir se fixer comme personne ne peut le faire en parlant de sa propre vie. Il y a ici un désir de donner absolument le dernier mot - les derniers mots - sur cette vie, d’en donner le compte rendu définitif, rendant toute autre discussion superflue, et réfutant ainsi complètement ce que Sartre a ressenti comme étant le caratère superflu de sa propre vie. Ce que nous lisons dans l’autobiographie qui est maintenant une biographie deviendrait nécessaire. Il y a là une aspiration au contrôle et à la domination, en même temps qu’un sentiment de l’impossibilité de les atteindre. Car Sartre sait, bien sûr, que rien de tout cela n’est possible. Il n’arrive tout simplement pas à se prendre en main. À un moment donné, il s’interrompt, se référant à un ensemble particulier de réflexions qu’il vient de faire concernant sa relation avec d’illustres auteurs morts, mais faisant une remarque qui a manifestement une importance pour l’ensemble du texte, il écrit :
Ce que je viens d’écrire est faux. Vrai. Ni vrai ni faux comme tout ce qu’on écrit sur les fous, sur les hommes. J’ai rapporté les faits avec autant d’exactitude que ma mémoire le permettait. Mais jusqu’à quel point croyais-je à mon délire ? C’est la question fondamentale et pourtant je n’en décide pas. J’ai vu par la suite qu’on pouvait tout connaître de nos affections hormis leur force, c’est-à-dire leur sincérité. Les actes eux-mêmes ne serviront pas d’étalon à moins qu’on n’ait prouvé qu’ils ne sont pas des gestes, ce qui n’est pas toujours facile. (59)
Et, bien qu’il couvre l’affirmation avec l’ironie caustique typique de ce livre, il le pense clairement lorsqu’il dit que « la Vérité et la Fable sont une même chose, qu’il faut jouer la passion pour la ressentir, que l’homme est un être de cérémonie » (72). Et encore : « Nos intentions profondes sont un tissu inextricable de plans et de dérobades » (157). « Je n’ai de comptes à rendre qu’à ceux qui en ont à rendre à Dieu. Essayez de comprendre cela. En ce qui me concerne, je ne peux pas, et je me demande parfois si je ne suis pas en train de jouer au perdant. » (206)
En voulant se saisir lui-même, Sartre s’est fixé une tâche impossible, une tâche qui ne peut qu’échouer. Mais s’il s’était fixé une tâche qu’il aurait pu avoir une chance de mener à bien, il aurait obtenu beaucoup moins. En fin de compte, Sartre réaffirme son affirmation selon laquelle l’homme est impossible. L’homme tel qu’il le dessine, en tout cas.
Bibliographie
Catalano, J. 1980 A Commentary on Jean-Paul Sartre’s ’Being and Nothingness’. Chicago : University of Chicago Press.
Cohen-Solal, A. 1991 [1985] Sartre : une vie. Traduit par Anna Cancogni. Londres : Minerva.
Eakin, P.J. 1988 Fictions in Autobiography : Studies in the Art of Self-Invention. Princeton : Princeton University Press.
Goodwin, J. 1993 Autobiography : the Self Made Text. New York : Twayne Publishers.
Hamilton, C. 2016a Une philosophie de la tragédie. Londres : Reaktion.
Hayman, R. 1986 Sartre : Écrire contre. Londres : Weidenfeld and Nicolson.
Huertas-Jourda, J. 1968 ’The Place of Les Mots in Sartre’s Philosophy’. The Review of Metaphysics, vol. 21, no. 4, 724-744.
Ricks, C. 1998 Essais d’appréciation. Oxford : Oxford University Press.
Sartre, J-P. 2000 [1964] Les mots. Traduit par Irene Clephane. Harmondsworth : Penguin.
Sartre, J.-P. 2003 [1943] L’être et le néant. Paris : Gallimard.
Sartre, J.-P. 2008 [1972] « Psychanalyse » dans Entre existentialisme et marxisme, 197-223. Traduit par John Matthews. Traduit par John Matthews. Londres : Verso.
Sartre, J.-P. 2012 [1964] Les mots. Paris : Gallimard.
Whitmire, J. 2006 « The Double Writing of « Les Mots » : Les « Mots » de Sartre comme philosophie performative ». Sartre Studies International, vol. 12, no. 2, 61-82.
C’est pourquoi je trouve que la lecture à deux niveaux des Mots de Whitmire - un niveau qui remonte à L’Être et le Néant, un autre qui va vers les travaux ultérieurs de Sartre - est trop confortable, et trop réconfortante, comme lecture des confusions du texte de Sartre. Tout cela est trop net. José Huertas-Jourda (1968) lit les Mots d’une manière similaire, comme une sorte de pont entre le premier et le dernier Sartre. Il considère également qu’il s’agit d’une sorte de “test case”, dans la personne même de Sartre, des affirmations qu’il fait dans L’Être et le Néant concernant la situation, au sens quasi-technique du terme de Sartre, de tout individu donné. Il est très difficile de juger de la plausibilité de la lecture de Huertas-Jourda puisqu’il ne traite pas en détail du contenu du texte de Sartre lui-même : il nous dit que Sartre explore sa situation particulière, mais nous avons certainement besoin d’une exploration des détails de la manière dont il le fait si nous voulons comprendre correctement la lecture en question. Pour une introduction utile à la conception sartrienne de la situation, voir Catalano 1980, 203-13.↩︎