Les expériences d’authenticité

Nicolas Voeltzel


  1. L’incomplétude des théories existantes

    1. Charles Larmore

      Être authentique ne peut pas signifier « devenir ce que l’on est ». Tout effort pour nous faire coïncider avec notre « moi véritable » se trouve voué à l’échec, car le désir de nous voir y parvenir nous oblige à réfléchir sur nos progrès et à maintenir ainsi la division entre sujet et objet qu’il s’agit soi-disant d’annuler (chap. I). D’ailleurs, il n’existe pas de « moi véritable », si l’on entend par là un moi non imprégné des formes de pensée que nous avons faites nôtres en nous modelant sur autrui (chap. II). 1


      Être pleinement nous-mêmes signifie ne faire qu’un avec cet écart intérieur, que ce soit en étant emporté par lui ou bien ou l’assumant explicitement, au lieu de faire un pas en arrière et de le soumettre au regard de la réflexion cognitive. Bref, s’il y a coïncidence avec soi lors de nos moments authentiques, c’est que nous coïncidons alors avec notre propre non-coïncidence constitutive. 2

    2. Claude Romano

      [L’identité pratique comprend] 1) des attributs morphologiques, telle l’apparence physique, la voix, la physionomie, la démarche, le style d’une personne qui peut se retrouver par exemple dans sa graphie ; 2) des caractéristiques sociales : âge, sexe, profession, affiliations, relations parentales, sociales, liens matrimoniaux, amicaux ; 3) des caractéristiques morales et psychologiques : croyances auxquelles on souscrit, convictions philosophiques, politiques, religieuses, engagements envers des causes, aspirations, projets fondamentaux, goûts, préférences ; 4) des aspects de la personnalité ou du caractère : orgueilleux, pusillanime, obstiné, cruel ; 5) des déterminations biographiques relevant d’une histoire de vie : né à tel endroit, de tels parents, à telle, ayant quitté l’école à tel âge, exercé successivement telle ou telle profession : ces déterminations s’ordonnent selon des repères chronologiques mais aussi des schèmes d’intelligibilité qui mettent en jeu à titre essentiel une narration. 3


      S’il faut parler ici d’une « nature » particulière de chacun, ce n’est pas au sens d’une nature immuable et donnée, mais plutôt en un sens qui se rapproche de la phusis grecque, c'est-à-dire d’un ensemble de tendances relevant de notre spontanéité préréflexive mais susceptibles de varier au cours du temps.

      On pourrait qualifier un tel concept de nature de « phénoménologique » dans la mesure où il ne repose que sur la reconnaissance de l’existence de tendances et d’inclinations spontanées […] sans supposer une adhésion à une nature en un sens « métaphysique »4.


      image

      1 Les pratiques du moi, Paris, PUF, 2004, p. 7.

      2 Ibid., p. 191.

      3 L’identité humaine en dialogue, Paris, Seuil, p. 264.

      4 Ibid., p. 439.

  2. Les expériences d’authenticité

    1. La psychologie des « expériences optimales »

      1. Maslow

        [Pendant de telles expériences], les individus se sentent (1) plus unifiés, (2) plus réceptifs au monde (moins égocentrés), (3) au meilleur de leur forme, capables de mettre pleinement en œuvre leurs capacités, (4) à l’aise dans leur action, qui leur semble soudainement facile,

        (5) plus actifs, (6) libérés de leurs blocages et inhibitions, (7) plus spontanés, (8) plus créateurs, (9) uniques, (10) plus centrés sur le présent, (11) plus libres, (12) affranchis du manque, (13) plus expressifs, (14) plus complets et « achevés », (15) plus « ludiques » et (16)

        « favorisés par la chance et bénéficiaires d’une réussite privilégiée »5.


      2. Csikszentmihalyi

        1. L’individu entreprend une tâche qui constitue un défi et exige une aptitude particulière ;

        2. L’individu se concentre sur ce qu’il fait ;

        3. La cible visée est claire ;

        4. L’activité en cours fournit une rétroaction immédiate ;

        5. L’engagement de l’individu est profond et fait disparaître toute distraction ;

        6. La personne exerce le contrôle de ses actions ;

        7. La préoccupation de soi disparaît, mais, paradoxalement, le sens du soi est renforcé à la suite de l’expérience optimale ;

        8. La perception de la durée est altérée. 6


          La perte de la conscience de soi n’implique pas une perte du soi ni une perte de la conscience, mais une perte de la conscience du soi. Ce qui disparaît sous le niveau de la conscience est le concept du soi – l’information que nous avons l’habitude d’utiliser pour nous représenter ou nous définir nous-mêmes. 7


    2. La théorie de la résonance d’Hartmut Rosa

      Dire d’un individu (ou d’une communauté) qu’il s’est éloigné de son « noyau intérieur » et de sa « vraie identité » par certaines actions ou au gré de certaines circonstances – dire qu’il s’est (auto-)aliéné –, c’est encore admettre l’hypothèse substantialiste d’un noyau identitaire immuable ou du moins normatif. Or, d’une part, ni la philosophie sociale ni la psychologie sociale ne sauraient établir la réalité d’un tel noyau et d’autre part, on ne voit pas bien d’où celui-ci pourrait tenir son autorité normative. […]

      À l’instar des conceptions essentialistes, je définis l’aliénation comme un état contraire à un besoin fondamental de la nature humaine, mais cette nature n’a pas besoin de s’énoncer en termes substantialistes : la résonance comme envers de l’aliénation est un besoin relationnel ouvert quant à son contenu. Ce besoin ne fixe pas les « bonnes » manières de travailler, d’aimer, de vivre ensemble ou de croire, et ne dit pas si l’art, la nature ou la religion sont nécessaires à une vie réussie […].


      image

      5 Abraham Maslow, Vers une psychologie de l’être, p. 119-130.

      6 Mihaly Csikszentmihalyi, Vivre. Une psychologie du bonheur, p. 75

      7 Ibid., p. 100-101.

      D’après son étymologie latine, la résonance est d’abord un phénomène acoustique : « re- sonare » signifie retentir, faire écho. Comme nous l’avons vu à travers l’exemple des deux diapasons, le concept de résonance décrit une relation spécifique entre deux corps dans laquelle la vibration de l’un suscite l’« activité propre » (la vibration propre) de l’autre. Si l’on frappe un premier diapason, le second, s’il se trouve à proximité, se met à covibrer dans sa fréquence propre.


      La résonance est une forme de relation au monde associant affection et émotion, intérêt propre et sentiment d’efficacité personnelle, dans laquelle le sujet et le monde se touchent et se transforment mutuellement.

      La résonance n’est pas une relation d’écho, mais une relation de réponse ; elle présuppose que les deux côtés parlent de leur propre voix, ce qui n’est possible que lorsque des évaluations fortes sont en jeu.

      La résonance implique un élément d’indisponibilité fondamentale.

      Les relations de résonance présupposent que le sujet et le monde sont suffisamment

      « fermés », ou consistants, afin de pouvoir parler de leur propre voix, et suffisamment ouverts afin de se laisser affecter et atteindre.

      La résonance n’est pas un état émotionnel mais un mode de relation. Celui-ci est indépendant du contenu émotionnel. C’est la raison pour laquelle nous pouvons aimer des histoires tristes.


  3. L’interprétation des expériences d’authenticité

Romano, L’identité humaine en dialogue :

En outre, la sincérité peut s’appliquer à une action isolée (on peut être sincère dans certaines circonstances et insincère dans d’autres), alors que l’authenticité a vocation à s’étendre – à l’instar de la sagesse, par exemple – à l’ensemble de la vie (p. 422).

Rosa, Résonance

La résonance est l’affleurement (momentané) d’une connexion à une source d’évaluations fortes au sein d’un monde principalement muet et souvent répulsif.


Retour site du colloque Le concept d'authenticité


>