« Le dieu de la ville » : Walter Benjamin, l’enchantement et le sujet matériel

1. Dans ce qui est probablement le passage le plus connu de ses « Thèses sur la philosophie de l’histoire », Walter Benjamin parle de « l’ange de l’histoire » :

Son visage est tourné vers le passé. Là où nous percevons une chaîne d’événements, il voit une seule catastrophe qui ne cesse d’empiler débris sur débris et de les projeter devant ses pieds. L’ange voudrait rester, réveiller les morts et réparer ce qui a été brisé. Mais une tempête souffle du Paradis ; elle s’est prise dans ses ailes avec une telle violence que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le propulse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le tas de débris s’élève vers le ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. (Benjamin [1999], [1968], 249)

Cette vision immensément tragique de l’histoire, démentie par l’intense et particulière puissance consolatrice du style d’écriture de Benjamin, est clairement destinée à s’appliquer à l’histoire humaine en tant que telle. Mais elle s’applique également à l’histoire d’un individu donné. Benjamin a une conscience aiguë de la détérioration infinie et inéluctable à laquelle toute vie humaine est exposée, de la façon dont, lorsqu’on se retourne sur sa vie, on ne peut que voir une traînée de destruction non atténuée par tout le bien que l’on a pu accomplir ou apporter aux autres, comme si l’on avait besoin de rédemption non pas de ceci ou de cela, mais en tant que tel, comme si l’on avait commis une sorte d’erreur quelque part, on ne sait ni quoi ni où exactement, que l’on fait ensuite rejaillir ou se déployer dans sa vie, qu’on le veuille ou non. C’est en tout cas ainsi que Benjamin voyait les choses et sa propre vie, comme le souligne Hannah Arendt (Benjamin [1999], [1968], 13). Nous vivons, dit-il ailleurs dans son texte sur l’histoire, dans un Ausnahmezustand, un état d’urgence. Il avait peut-être à l’esprit, en écrivant cela, la vision de Baudelaire de la vie humaine comme un hôpital dans lequel nous pensons à tort que nous serons mieux en nous déplaçant, mais nous restons néanmoins dans l’hôpital, comme dans un service d’urgence où les médecins ne peuvent pas faire grand-chose pour nous, mais nous donnent l’illusion qu’ils peuvent nous guérir.

Un ange est une figure de rédemption - même s’il ne réussit pas à racheter. Dans ce chapitre, je souhaite explorer Berliner Kindheit um 1900 (L’enfance berlinoise autour de 1900) de Benjamin,1 son autobiographie ou ses mémoires d’enfance, et proposer une interprétation qui situe Benjamin comme quelqu’un qui cherche redemption dans ou pour, qui cherche à racheter, sa vie. La rédemption serait, dans ce contexte, en gros, le sentiment réalisé qu’un certain moment de la vie, une certaine période de l’existence, a atteint une sorte de plénitude qui signifie que, pour son bien, toutes les erreurs et les confusions de la vie, toutes les erreurs et les idioties, toutes les douleurs infligées et subies, valaient la peine, devaient être acceptées pour le bien de ce moment rédempteur.2 En explorant cette pensée, je souhaite faire ce que je peux pour faire ressortir ce qui est si particulier dans ce texte, sa qualité onirique, hallucinatoire, magique, incantatoire, car cette qualité est centrale dans la présentation de l’enfance de Benjamin comme le moment rédempteur en question. Et ce texte est le produit d’un esprit à la fois spirituel et profondément corporel, comme celui d’un ange mais aussi comme celui de Virginia Woolf, Neville dans The Waves, un « esprit comme la langue d’un mangeur de fourmis, rapide, dextre, glutineux ». Dans les mémoires de son enfance Abschied von den Eltern, que j’explorerai plus en détail ultérieurement - un texte qui est à bien des égards une réponse et un acte d’hommage, ainsi qu’un regard envieux sur la Kindheit3 de Benjamin - Peter Weiss ([2007], [1964], 14) dit qu’il avait, lorsqu’il était enfant, « un petit camion jouet rempli de boîtes miniatures, et la pensée de ces boîtes évoque [maintenant] une sensation épaisse et lourde dans le toit de ma bouche ». C’est exactement la sensation que l’on éprouve à la lecture du texte de Benjamin, et elle est provoquée de la même manière dans la confrontation, à travers memory, de la réflexion présente et de l’expérience de l’enfance : on a la bouche moite et pleine, comme si on avait une cuillerée de sirop à avaler, et le corps est lourd et chaud, léthargique et indolent, comme si la chaleur du soleil d’été s’abattait sur nous à travers les arbres dans la chaleur de l’après-midi, la lumière pommelée jouant sur notre peau. Nous sommes « dans la chaleur électrique/hypnotisés » : La prose de Benjamin a ici une qualité hypnotique qui peut rendre somnolent. C’est cela qui est au cœur de ce texte et il ne fait aucun doute que c’est l’expérience que Benjamin recherchait en écrivant ses mémoires comme il le fait. C’est comme si tout ce qui le concernait dans son enfance évoquait la sensation de lourdeur et d’épaisseur dans sa bouche, et c’est cette sensation qu’il veut faire éprouver au lecteur.

2. La Kindheit de Benjamin a une histoire compliquée. Il est né d’une œuvre antérieure, abandonnée, Berliner Chronik, et a été commencé vers le mois d’août 1932. Mais Benjamin a écrit l’introduction en 1938, après avoir révisé et raccourci l’essentiel du texte. Entre 1932 et 1938, il a en effet produit au moins quatre versions du texte. Il n’a pas réussi à faire publier l’œuvre sous forme de livre, bien qu’il en ait publié certaines parties dans des journaux et dans la revue Maß und Wert de Thomas Mann ( ). La première version du livre a été publiée sous les auspices de Theodor Adorno en 1950. Une version ultérieure, publiée en 1972, a augmenté la longueur de la publication précédente en ajoutant des éléments que Benjamin avait conçus comme faisant partie du texte, mais qui avaient été omis dans l’édition de 1950. Mais en 1982, la « version finale », avec un arrangement de Benjamin lui-même, a été découverte à Paris. Elle a été publiée en 1989 dans les Gesammelte Schriften de Benjamin, et pour cet essai, j’ai utilisé la version publiée en 2006 par Suhrkamp (Benjamin [2006a]). Ce texte contient également divers fragments de versions antérieures. L’édition anglaise la plus facilement disponible que j’ai consultée (Benjamin [2006b]) s’écarte du texte de Suhrkamp à certains égards dans sa disposition. En tout état de cause, il n’existe pas de version définitive du texte.

Ce qui rend le texte si ouvert à divers arrangements, c’est en partie le fait qu’il n’offre en aucun cas un ordre ou un récit plus ou moins linéaire, narrative de l’enfance de Benjamin. Dans la Berliner Chronik abandonnée, il écrit (Benjamin [2016], [1932], 23) : ’ Memory n’est pas un instrument d’exploration du passé, mais son théâtre’. L’idée n’est pas tout à fait claire, mais je suppose que Benjamin suggère qu’il n’y a aucun espoir - comme on pourrait le supposer naïvement - de déterrer le passé personnel vécu et de le relater d’une manière qui le représente simplement ou directement tel qu’il était, d’une manière ou d’une autre immaculée dans l’intégrité de ce qu’il était à l’époque. Benjamin a certainement raison sur ce point, comme je l’ai suggéré dans l’introduction, et cela explique, au moins en partie, l’approche qu’il adopte ici.

Il précise sa méthode dans un commentaire de la toute première section, Loggien, « Loggias », lorsque, parlant de l’air des cours intérieures sur lesquelles donnent les loggias de Berlin, il dit que celui-ci

L’air de Capri est resté à jamais enivrant pour moi. Je crois qu’un résidu [Beisatz] de cet air était présent autour des vignobles de Capri où je tenais mon amant près de moi ; et c’est justement cet air qui enveloppe les images et les allégories qui dominent ma pensée comme les cariatides sur les hauteurs des loggias dominent les cours du West End berlinois. (11)

Le passé et le présent, le désir de l’adulte et le souvenir de l’enfance memory, le souvenir de l’adulte memory et le désir de l’enfance, le matériel et le spirituel (comme tout amour érotique), la pensée et le sentiment, le sentiment et la réflexion sont ici fusionnés d’une manière qui se délecte de l’impossibilité d’une compréhension totale, d’une dissection philosophique, d’une perspicacité analytique. Ou encore, écrivant sur les matins d’hiver et se projetant de manière caractéristique dans les objets - « le matin d’hiver me confierait à la garde des choses de ma chambre » (29) - il dit que la nourrice, le réveillant à six heures et demie du matin, mettrait une pomme dans le poêle près de son lit. Ouvrant la porte du poêle pour la voir cuire lentement, Benjamin nous dit que la pomme était en train de « voyager à travers le pays obscur de la chaleur du four, d’où elle avait tiré le parfum de toutes les choses que la journée me réservait » (30).

Il n’est donc pas surprenant qu’à chaque fois que je réchauffais mes mains sur ses joues brillantes, une hésitation m’empêchait de mordre dedans. Je sentais que la connaissance fugitive [Kund] qu’il apportait par son odeur ne pouvait que trop facilement m’échapper sur le chemin de ma langue. (30)

Quoi que nous disions d’autre sur ce récit du matin d’hiver, et quelle que soit la sensibilité que nous imaginons que Benjamin a pu avoir en tant que garçon, il ne fait guère de doute, je pense, que nous voyons ici sa conception de la mémoire à l’œuvre, puisque, à tout le moins, l’intense spécificité des sentiments que Benjamin suggère que la pomme a provoqués en lui est d’un type qui ne peut venir qu’avec la connaissance de l’adulte, quelle que soit la puissance du sentiment chez l’enfant, et quelle que soit la valeur de ce sentiment. Je ne nie pas, bien sûr, qu’il ait aimé la pomme et tous les sentiments associés du matin d’hiver et autres. Mais c’est l’adulte qui reconstruit l’expérience de l’enfant que nous avons ici, et non la tentative de comprendre ce que c’était pour l’enfant d’une manière qui pourrait répondre à, ou saisir, le sens inchoatif des choses de l’enfant, qui résiste toujours à la précision avec laquelle l’adulte cherche à articuler les choses.

Un autre exemple, peut-être encore plus parlant, de la même inflexion se trouve dans le passage Schmetterlingsjagd, « Chasse aux papillons ». La vieille loi des chasseurs a commencé à nous dominer », dit-il en faisant référence à sa relation avec le papillon qu’il poursuivait.

[Plus je me rapprochais de l’animal dans toutes les fibres de mon être [ich selbst in allen Fibern mich dem Tier anschmiegte], plus je devenais papillon dans mon être intérieur, plus le papillon prenait, dans tout ce qu’il faisait, les couleurs de la résolution humaine, et finalement c’était comme si le capturer était le prix à payer pour que je reconquière mon existence humaine [meines Menschendaseins wieder habhaft werden könne]. (20-1)

La qualité particulière de l’expérience de Benjamin devient particulièrement évidente si on la compare avec, par exemple, le commentaire d’Orwell (Orwell [1984e], 435) sur ses voyages d’enfance pour aller chasser les papillons loin de son pensionnat détesté :

[Et oh, la joie de ces expéditions occasionnelles ! Le trajet de deux ou trois miles sur une petite ligne isolée, l’après-midi à faire des allers-retours avec de grands filets verts, la beauté des énormes libellules qui planent au-dessus des herbes, le sinistre flacon tueur avec son odeur nauséabonde, puis le thé dans le salon d’un pub avec de grandes tranches de gâteau de couleur pâle !

La prose d’Orwell est beaucoup plus directe que celle de Benjamin, notamment parce qu’il utilise des points d’exclamation pour transmettre l’excitation de la situation ; une autre caractéristique est la simplicité de son écriture, qui confère à son texte une certaine innocence d’enfant qui fait totalement défaut dans les mémoires de Benjamin. Le vocabulaire et la prose de Benjamin - par exemple ses choix grammaticaux - donnent à son texte une saveur métaphysique, comme si chaque chose, chaque événement était porteur d’une signification métaphysique qui, si l’on y parvenait, permettrait en quelque sorte de régler les choses une fois pour toutes, comme si derrière les apparences se cachait la chose-en-soi dont on pouvait parler après tout et qui résoudrait l’énigme de l’existence humaine. Dans les mains (et la bouche) d’Orwell, le gâteau n’est qu’un gâteau ; pour Benjamin, le gâteau serait, comme sa pomme, chargé d’une signification spirituelle et métaphysique que seul l’esprit adulte peut expérimenter telle que Benjamin la présente.

3. Le texte de Benjamin est constitué d’un certain nombre de ce qu’il appelle des Denkbilder, des « images de pensée » (ou « images de pensée » ; « figures de pensée » ), des fragments isolés, des images qui ont surgi pour lui en pensant à cette enfance, et dans lesquelles il n’apparaît comme protagoniste qu’indirectement, et parfois de manière opaque, puisque l’intérêt principal se porte sur les lieux et les choses, sur des moments ou des sensations particulières, dans des lieux ou des moments spécifiques. En effet, la stratégie de Benjamin consiste à se plonger dans les choses qui l’entourent et à se dissoudre ou à se dissiper dans des lieux ou des sensations, dans l’esprit de son commentaire selon lequel « [o]n se fait une image d’une personne et de sa nature [Wesensart] à partir de son lieu de résidence et du quartier dans lequel il vit » (43). Il est explicite quant à cette stratégie :

Très tôt, j’ai appris à me vêtir de mots qui étaient en fait des nuages. Le don de reconnaître les similitudes n’est en fait qu’un faible résidu de l’ancienne compulsion à devenir comme les autres et à se comporter de la même manière. Les mots ont exercé cette contrainte sur moi. Non pas ceux qui me faisaient ressembler à des enfants bien élevés, mais des appartements, des meubles, des vêtements. J’étais déformé [entstellt] par ma ressemblance avec tout ce qui m’entourait. (59)

Ou encore, il nous dit que lorsqu’il se rendait dans ses cachettes habituelles, il ne faisait plus qu’un avec la cachette :

L’enfant qui se tient derrière la porte devient lui-même quelque chose de blanc qui flotte, un fantôme. La table à manger sous laquelle il s’est glissé le transforme en idole de bois du temple, dont les quatre pieds sculptés sont quatre piliers. Et derrière une porte, il est lui-même une porte… (61)

Le même mouvement se répète lorsque Benjamin parle de son amour pour les couleurs des vitraux d’une vieille maison d’été dans le jardin : « Chaque fois que je passais d’une vitre à l’autre à l’intérieur, j’étais transformé : Je prenais les couleurs du paysage » (70).

Le Benjamin que nous rencontrons dans ce texte est un Benjamin merveilleusement, mystérieusement présent parce que déplacé, déplacé dans le téléphone installé dans la maison de ses parents, le zoo, la Siegessäule [Colonne de la Victoire], le marché… Ce n’est pas simplement, comme le dit Susan Sontag (Benjamin [1979], [1928], 8), que « Benjamin s’est projeté, avec son tempérament, dans tous ses principaux sujets », car, bien que cela soit vrai, cela ne rend pas compte de la sensation intensément corporelle de ce texte, tant chez l’auteur que chez le lecteur.

4. Benjamin nous dit qu’il adopte l’approche du déplacement parce qu’il veut se prémunir contre sa nostalgie, « la tenir en échec par la compréhension de l’irrémédiabilité sociale nécessaire du passé, et non de la biographie contingente » (9). Mais le livre est plein de nostalgie et de biographie contingente - même si, comme je l’ai noté, il ne s’agit pas du tout de la biographie que l’esprit littéral pourrait rechercher : « J’ai fait ceci, puis cela s’est produit ». C’est l’une des raisons pour lesquelles ce livre vaut la peine d’être lu, car il est aussi et en même temps plein de perspicacité sur le social et sa perte, son irrémédiabilité. Chaque objet, lieu, personne décrit ici exprime une certaine nostalgie, un désir personnel ou une nostalgie d’autant plus aiguë que les conditions sociales qui ont rendu l’objet possible sont en train d’être balayées, comme l’écrit Benjamin dans les années 1930. Cette nostalgie fait du texte un rêve, sensuel et érotique. Le sentiment épais et lourd du corps est celui de la rencontre érotique, du corps comblé, mais, comme dans la plus profonde de ces rencontres, laissé avec le sentiment de quelque chose juste hors de portée, un moment de bonheur rédempteur qui mettrait fin à tout autre désir érotique que le corps pourrait contenir. Le désir ne peut être satisfait que dans son échec, au moment où sa rédemption est frustrée. Cela apparaît clairement dans un passage intitulé Der Strumpf, « La chaussette », où Benjamin parle d’une armoire dans laquelle, sous des piles de vêtements, il trouvait ses chaussettes qui étaient « de manière traditionnelle roulées et retournées ». Chaque paire avait l’apparence d’une petite poche ».

Rien n’a dépassé le plaisir que j’ai eu à enfoncer ma main le plus profondément possible à l’intérieur. Je le faisais pour sa chaleur. C’est « ce qui a été offert [das Mitgebrachte] », enroulé à l’intérieur, que je tenais toujours dans ma main et qui m’entraînait dans les profondeurs. Lorsque je l’avais entouré de mon poing et que je m’étais emparé, dans la mesure du possible, de la masse de laine douce, la deuxième partie du jeu commençait : celle du dévoilement. Pour l’instant, j’ai commencé à démêler « ce qui était offert » de sa poche de laine. Je l’ai tiré de plus en plus près de moi jusqu’à ce que je tombe dans la consternation : J’avais sorti « ce qui était offert », mais « la poche » dans laquelle il se trouvait n’était plus là. Je ne me lassais pas de tester ce mouvement [Vorgang]. (58)

La charge érotique - la charge érotique masculine - de ce jeu est indubitable.4 Le désir est ici infléchi comme un désir érotique qui atteint son but comme un moment de consternation : le moment de l’orgasme est un moment de déception - non pas parce qu’il n’est jamais aussi bon qu’il promet de l’être, mais précisément parce que c’est un moment d’extase. Je pense que Benjamin s’accroche à cette dimension de la sexualité humaine, de l’amour érotique, dont l’extase est insupportable pour les êtres humains parce que, dans sa perfection, elle les élève au-delà de ce qu’ils peuvent supporter dans toute leur fragilité et leur faiblesse, et les emmène ainsi au-delà de leur propre condition. D’où l’idée ancienne que la véritable apothéose de l’amour sexuel se trouve dans la mort.

Ce n’est pas seulement le désir érotique qui est représenté ici comme accompli dans sa frustration. Dans la section sur Das Fieber, « La fièvre », Benjamin écrit qu’il était souvent malade lorsqu’il était enfant et qu’il était confiné au lit. Il suggère que cela explique son

tendance à voir tout ce qui m’importe s’approcher de moi à distance au fur et à mesure que les heures s’approchent de mon lit de malade. C’est ainsi que je manque mon plus grand plaisir en voyage si je ne peux pas attendre longtemps le train à la gare ; et c’est aussi pourquoi offrir des cadeaux est devenu pour moi une passion : car moi, le donateur, j’anticipe à l’avance la surprise de ceux qui reçoivent. En effet, mon besoin d’attendre pour anticiper ce qui vient à moi - comme un malade est soutenu par les oreillers qu’il a dans le dos - a fait que, plus tard, les femmes m’ont paru d’autant plus belles que j’ai dû les attendre plus longtemps et avec plus de consolation. (37-8)

Ce genre de chose est un schéma qui se répète dans le texte : le désir est satisfait lorsque son accomplissement est retenu, lorsqu’il est vécu comme différé ou frustré. C’est la stratégie du « désir inoculé » de Benjamin : le désir s’accommode de sa propre non-réalisation et, ce faisant, laisse le sujet derrière lui, Benjamin n’est plus accablé. Pourtant, le texte dans son ensemble, si plein de désirs, ne convainc guère le lecteur qu’il a été inoculé.

5. Le monde que Benjamin décrit dans son livre est complètement enchanté : c’est un monde rempli de magie. Tout est ce qu’il est en soi et quelque chose d’autre, quelque chose de spirituel et de métaphysique, et des dieux et des déesses habitent ce monde : le dieu de la ville de Berlin, qui commence dans les loggias : Le dieu de la ville de Berlin, qui commence dans les loggias : « Il y est si présent que rien d’éphémère ne peut lui résister » (13) ; le dieu de la Markthalle, la halle du marché, « qui jetait lui-même leurs marchandises sur leurs genoux [ceux des « prêtresses de la vénale Cérès » ] : baies, coquillages, champignons, morceaux de viande et choux » (36) ; et les déesses du froid de la piscine, qui coupent jalousement les nageurs du monde extérieur (57). Mais il n’y a pas ici de cosmologie structurée, pour ainsi dire une théologie naissante, et encore moins une cosmologie que Benjamin partage avec ses pairs, qui sont tout à fait moins réels dans ce texte que les dieux auxquels Benjamin se croit confronté. Il n’y a pas non plus de lien évident avec la cosmologie judaïque. La vision de Benjamin est une vision privée même si elle cherche à être, est, une vision d’une époque historique : nous avons ici une subjectivité pleinement affichée, mais maîtrisée, qui réclame l’attention comme plus qu’une obsession personnelle précisément à travers le style qu’elle évoque. Ainsi, en parlant des loggias, Benjamin écrit :

Depuis mon enfance, les loggias ont moins changé que les autres pièces. Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle elles me sont proches. Il s’agit plutôt de la consolation [des Trostes wegen] que représente leur inhabitabilité pour celui qui n’a plus d’endroit où vivre [nicht mehr recht zum Wohnen kommt]. Elles sont la limite de la demeure du Berlinois. C’est en elles que commence Berlin, le dieu de la ville lui-même… Sous sa protection, le lieu et le temps s’imposent et se retrouvent. (13)

Benjamin contourne ici son apitoiement, le regarde pour ainsi dire du coin de l’œil, à la recherche d’une consolation. Le déplacement s’achève dans le même geste qui maîtrise sa subjectivité : c’est le passage de sa proximité avec les loggias à ce que vit le Berlinois.

Benjamin reste également évasif sur cet apitoiement dans les commentaires introductifs, lorsque, parlant des images de son enfance métropolitaine, il dit ceci :

Aucune forme traditionnelle ne les attend encore, comme celles - en accord avec le sentiment de la nature - qui ont été disponibles pendant des siècles pour les souvenirs d’une enfance passée à la campagne… J’espère qu’à travers eux, il est au moins clair à quel point la personne dont il est question ici a renoncé plus tard à la sécurité qui était le destin de son enfance [seiner Kindheit beschieden gewesen war]. (9-10)

En fait, il n’est pas du tout évident que l’espoir de Benjamin soit justifié : quiconque lisant ses mémoires, et sans autre information sur lui, pourrait être pardonné de n’avoir aucune idée que la sécurité qu’il avait en tant qu’enfant était précisément ce qui manquait à sa vie d’adulte, aussi désordonnée, maladroite et autodestructrice qu’elle ait été, avec l’échec de son Habilitationsschrift, sa relation financière désordonnée avec son père, son mariage raté, sa dissociation de la sensibilité (sa femme a déclaré à un moment donné qu’il n’était que « cerveau et sexe » 5 ), son incapacité à terminer ses projets ou à les faire publier comme il le souhaitait lorsqu’ils étaient terminés, et son suicide qui, semble-t-il, aurait pu être facilement évité s’il était arrivé à la frontière franco-espagnole juste un jour plus tard. Comme le souligne Hannah Arendt (Benjamin [1999], [1968], 11-16), le « bousilleur » est une figure clé qui hante Benjamin.

Ou peut-être pourrait-il le faire. Dans un sens, c’est justement la qualité onirique et enivrante de l’enfance de Benjamin telle que nous la trouvons ici qui nous fera penser que tout n’est pas ce qu’il semble être. Où sont, par exemple, les formes d’ennui et de frustration typiques des moments de toute enfance dans le récit de Benjamin ? Certes, le garçon semble isolé, profondément replié sur lui-même. Mais il n’y a pas de colère ici, pas de rage, très peu des formes typiques d’entêtement ou d’exigence propres à l’enfance. Tout est présenté comme s’il était retenu au fond d’une couche d’ambre à travers laquelle on le voit, la couleur lui donnant l’éclat mélancolique de la vie fixée pour être examinée.

Mais c’est exactement ce que veut Benjamin, une enfance où le temps ne passe pas. Le temps est ici transformé en espace. C’est pourquoi il n’y a pas de récit. C’est pourquoi, sauf dans le sens le plus atténué, il ne se passe rien. Les fragments du texte pourraient être disposés dans n’importe quel ordre que cela ne changerait rien. C’est la raison la plus profonde pour laquelle il n’y a pas de texte final, définitif : un tel texte ne pourrait exister que comme une contingence du temps dont le texte lui-même vise à montrer qu’elle n’a pas lieu d’être.

L’organisation spatiale de sa vie a une fonction très spécifique pour Benjamin. C’est en effet une façon de marquer l’extraordinaire ouverture du monde pour un enfant : dans l’expérience du monde de l’enfant, tout peut être possible parce que le monde est ouvert : à partir de ce moment de la vie de l’enfant, un grand nombre de pistes ou de chemins possibles mènent vers un grand nombre d’avenirs possibles. Pour l’enfant, le monde est donc organisé dans l’espace. Le temps n’existe pas pour lui comme un fardeau ou un poids, même si un moment donné peut être rempli de la stagnation du temps qu’est l’ennui.6 La spatialité de l’enfance de Benjamin est, comme nous le verrons, au cœur de la rédemption qu’il recherche.

La clé de la conversion du temps en espace par Benjamin est le matérialisme que ce texte manifeste. Ce matérialisme n’a pas grand-chose à voir avec celui que l’on pourrait associer au marxisme - Benjamin n’avait de toute façon pas lu grand-chose de Marx, et l’effet qu’a eu sur lui la lecture de Marx, lorsqu’il l’a faite, n’est pas clair, comme l’ont fait remarquer de nombreux commentateurs. En s’expulsant dans le monde matériel, il est plutôt à la recherche de sa propre matérialité, ce que D.H. Lawrence, dans une lettre du 5 juin 1914 à Edward Garnett (Lawrence [1997], 78), appelle « [l]e physique-non-humain, dans l’humanité ». Il ne faut pas chercher dans mon roman le vieil ego stable du personnage », poursuit Lawrence.

Il y a un autre ego, selon l’action duquel l’individu est méconnaissable, et passe, pour ainsi dire, par des états allotropiques dont il faut un sens plus profond que celui que nous avons l’habitude d’exercer pour découvrir qu’il s’agit d’états d’un même élément radicalement inchangé. (Comme le diamant et le charbon sont le même élément pur et unique de carbone. Le roman ordinaire retracerait l’histoire du diamant, mais je dis : « Le diamant, quoi ! C’est du carbone ». Et mon diamant pourrait être du charbon ou de la suie, et mon thème est le carbone).

C’est comme si Benjamin voulait découvrir son propre être en tant que carbone, en tant qu’élément ne faisant qu’un avec le monde matériel dont tout est composé. Cette pensée est étrangement proche de celle d’un penseur à bien des égards profondément différent de Lawrence, à savoir Rilke, qui a certainement eu une influence directe sur Benjamin. Car le « matérialisme » signifie ici aussi une profonde spiritualité, un désir, comme le dit Rilke, de rendre le monde matériel invisible en nous en nous investissant en lui, et lui en nous, d’une manière qui exprime le sens de sa qualité magique et sacrée. Il l’explique dans une lettre du 13 novembre 1925 à son traducteur polonais, Witold von Hulewicz (Rilke [1963], [1923], 129) :

Même pour nos grands-parents, une « maison », un « puits », une tour familière, leur vêtement même, leur manteau, étaient infiniment plus, infiniment plus intimes [que pour nous] : presque tout était un récipient dans lequel ils trouvaient et conservaient l’humanité… La maison, le fruit, le raisin [étaient des choses] dans lesquelles l’espoir et la méditation de nos ancêtres étaient entrés… Les choses animées et expérimentées qui PARTAGENT NOS VIES arrivent à leur terme et ne peuvent pas être remplacées. NOUS SOMMES PEUT-ÊTRE LES DERNIERS À LES AVOIR ENCORE CONNUES. C’est à nous qu’incombe la responsabilité de préserver non seulement leur mémoire (ce serait peu et peu fiable), mais aussi leur valeur humaine et larale. (« Laral » dans le sens de dieu domestique).

Dans ce texte de Benjamin, la recherche de la matérialité du moi va de pair avec la recherche de la spiritualité des choses, où les barrières entre l’être humain et le monde, le spirituel (ou le métaphysique) et le matériel, sont brisées dans un mouvement de sacralisation qui exprime le sens de l’unité indissoluble des choses.

6. Mais il y a une autre raison à la projection de Benjamin vers l’extérieur, dans les choses matérielles, les événements, les situations, dans l’effacement de sa propre présence dans la manière particulière dont il la met en œuvre. En effet, tout au long de Kindheit, Benjamin se montre très conscient de ce que l’on pourrait appeler une conception décentrée ou déplacée de l’agence. Il souhaite saisir le moi comme quelque chose d’extérieur à lui-même, comme un point où les traditions sociales, politiques, culturelles et religieuses se rassemblent et se rencontrent dans un individu donné. Il s’agit d’une perspective sur le soi qu’il nous est presque impossible d’adopter dans la vie ordinaire. De l’intérieur, les forces qui agissent sur moi et font de moi le produit d’un monde spécifique me sont en grande partie invisibles, ou ne peuvent être vues, pour ainsi dire, que de côté. L’un des faits les plus frappants de toute vie humaine, ce sont les contingences de la politique, de la tradition et autres qui en font ce qu’elle est. Elles la traversent et sont exprimées par elle, mais la compréhension de ces choses est extrêmement difficile. Ce que Benjamin cherche à faire, c’est de se situer, de se montrer, de montrer son agence, son identité comme le produit des circonstances particulières de sa vie en ce temps et en ce lieu. Il essaie, pour ainsi dire, d’attraper le moi au moment où il s’évapore dans sa réalisation dans ce monde social et culturel. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles le texte détourne sans cesse la connaissance du soi tout en insistant avec tant de force sur celle-ci : Benjamin, cet individu, est très clairement, indubitablement présent, et pourtant, en même temps, et par le même geste, absent, dissous dans l’Umwelt dans lequel il existe. C’est là, je crois, l’un des aspects les plus puissants de ce texte, qui le rend si séduisant : on a constamment l’impression d’être en retard sur Benjamin, comme si, à la page suivante, il allait dire quelque chose qui révélerait qui il est et qui satisferait notre curiosité. Mais le moment ne vient jamais, et on a le sentiment que, s’il avait écrit un livre de mille pages sur son enfance, on n’en serait pas plus avancé.

La stratégie de Benjamin exprime donc ici une conception philosophique particulière du moi. Mais elle exprime aussi certaines préoccupations personnelles. Au centre de celles-ci se trouve, en effet, quelque chose qui est un produit du monde particulier de la haute bourgeoisie dont il est issu - un monde dont il a cherché à se libérer mais, comme il le dit clairement, il n’y est pas parvenu : il décrit l’idée de répudier la classe dont il est issu comme « illusoire » (93). En effet, ce monde était incontestablement caractérisé par une rigidité et une formalité que beaucoup trouveraient aujourd’hui étouffantes - et qu’il a trouvées étouffantes. Mais il ressentait aussi la chaleur et la sécurité qu’elles procuraient, comme il le dit très clairement. Cette rigidité devient ainsi l’une des motivations centrales du texte, l’animant d’une peur d’être connu, d’en révéler trop, alors même que tout l’intérêt du texte de Benjamin est de révéler le moi. En d’autres termes, Benjamin se montre ici plein de peur et de désir : la peur de se révéler, de se livrer au lecteur, en même temps que le désir de le faire. Ou, pour le dire autrement : Le texte de Benjamin, dans ses ambitions métaphysiques et spirituelles, dans son incroyable formalisme stylistique, exprime la raideur du monde bourgeois dont il est issu et dont il a eu besoin, bien qu’il l’exècre, pour écrire ce texte : replié sur lui-même, le mémoire de Benjamin rejette ce dont il se nourrit.

7. Le texte de Benjamin est multicouche et évasif, tournant autour d’un espace que le lecteur soupçonnera souvent d’être vide et qui semble pourtant si plein, tant la densité de l’œuvre et le sens du corps qu’elle transmet sont importants. Dès le début, le livre s’annonce comme une exploration de l’enfance de Benjamin, mais l’enfance est sans cesse et explicitement saturée par la pensée et le désir de l’adulte Benjamin ; le moi est projeté vers l’extérieur dans les choses et les événements, et ces choses sont projetées en retour dans le moi, qui demande ainsi à être connu et résiste à cette connaissance ; le désir est satisfait dans sa frustration ; la créature limitée dans le temps est rejetée en faveur d’un sujet spatialisé qui lui-même s’évapore. Et tout cela donne le sentiment d’un lieu enchanté, épais et lourd du corps et du monde des choses existantes, chacune de ces choses étant matérielle de part en part et pourtant métaphysiquement capitale.

Ceci est très significatif. Si, comme je l’ai suggéré, il existe une stratégie de redemption dans le texte de Benjamin, il est clair qu’il s’agit d’une sorte de redemption qui ne peut être accomplie : tout le texte parle d’une recherche qui échoue. Je ne pense pas que cela soit accessoire par rapport à l’objectif de Benjamin. Au contraire, c’est exactement ce qu’il veut. En effet, le projet global de Benjamin dans ce texte est d’écrire sa propre enfance comme une œuvre d’art. Ce faisant, le texte hérite des stratégies esthétiques du modernisme et du romantisme. Je peux commencer à expliquer ce que je veux dire en m’arrêtant un instant sur une déclaration déterminante d’une telle esthétique, la célèbre préface de Joseph Conrad au Nègre du « Narcisse » (Conrad [1897]).

On aimerait citer l’ensemble du texte de Conrad, tant tout ce qui y est dit est riche et important. Mais voici ce que l’on pourrait considérer comme son idée centrale :

L’art lui-même peut être défini comme une tentative unique de rendre la plus haute justice à l’univers visible, en mettant en lumière la vérité, multiple et unique, qui sous-tend chacun de ses aspects. C’est une tentative de trouver dans ses formes, dans ses couleurs, dans sa lumière, dans ses ombres, dans les aspects de la matière et dans les faits de la vie, ce qui est fondamental, ce qui est durable et essentiel, leur seule qualité éclairante et convaincante, la vérité même de leur existence… L’artiste descend en lui-même et, dans cette région solitaire de stress et de lutte, fait appel à cette partie de notre être qui ne dépend pas de la sagesse : à ce qui en nous est un don et non une acquisition - et, par conséquent, plus durable. Il s’adresse à notre capacité de ravissement et d’émerveillement, au sens du mystère qui entoure nos vies ; à notre sens de la pitié, de la beauté et de la douleur ; au sentiment latent de fraternité avec toute la création - et à la conviction subtile mais invincible de la solidarité qui soude la solitude d’innombrables cœurs : à la solidarité dans les rêves, dans la joie, dans la douleur, dans les aspirations, dans les illusions, dans l’espoir, dans la peur, qui lie les hommes entre eux, qui lie toute l’humanité - les morts aux vivants et les vivants à ceux qui ne sont pas encore nés.

Pour beaucoup, bien sûr, dans le monde contemporain, ce genre de déclaration ne sera guère plus que le manifeste discrédité de quelqu’un qui a été dépassé par la destruction par la modernité de l’idée que l’art a quelque chose à dire qui ne soit pas le produit de préjugés de classe, d’intérêts particuliers et de sentiments religieux cherchant un dernier refuge dans l’art lorsqu’il a été vaincu sur son propre territoire. Il n’en reste pas moins qu’il contribue grandement à faire comprendre à de nombreuses personnes pourquoi l’art est important. Plus important encore, je pense qu’il le fait dans le cas de Benjamin. Benjamin, en descendant en lui-même, cherche à rendre justice à l’univers visible et, ce faisant, à trouver la vérité de chaque chose : c’est sa stratégie de déplacement de soi vers les choses, qui reste fidèle à celles-ci telles qu’elles sont, tout en y voyant une signification d’importance métaphysique et spirituelle qui révèle leur vérité, leur vérité non seulement en tant que choses de sa vie, ou dans sa vie, mais aussi leur vérité en tant que telle, derrière leurs apparences manifestes. Prenons un autre exemple, qui s’ajoute à ceux que j’ai déjà cités, celui du téléphone, nouvellement arrivé dans les foyers :

Chaque jour et chaque heure, le téléphone était mon frère jumeau. J’ai pu observer comment il laissait derrière lui les humiliations de ses premières années. En effet, lorsque le lustre, l’écran de cheminée, le palmier d’intérieur, la console, le guéridon et la balustrade d’alcôve, qui étaient à l’époque tous exposés dans les pièces d’entrée, étaient depuis longtemps ruinés et moribonds, le téléphone, tel un héros légendaire exposé à mourir dans un ravin de montagne, quittant le couloir sombre, faisait son entrée majestueuse dans les pièces claires et lumineuses, désormais occupées par la jeune génération. Pour eux, c’était une consolation à leur solitude. À ceux qui n’ont pas d’espoir, qui veulent quitter ce monde mauvais, elle fait scintiller la lumière d’un dernier espoir. Avec les abandonnés, elle partageait un lit. (18)

Plus qu’un simple compte rendu de ce que le téléphone signifiait pour différentes personnes, nous percevons ici sa mythologie, une tentative persistante de le pénétrer pour ce qu’il est vraiment, sa signification la plus profonde. Et dans l’appel à la solitude, au désespoir, à l’abandon, nous voyons cet appel à la conviction de la solidarité entre les êtres humains, à la fraternité. Les tons aigus de la douleur et de la joie sont ici saisis.

8. Le texte de Benjamin sur son enfance en tant qu’œuvre d’art, son caractère évasif à plusieurs niveaux et sa tentative de pénétrer les apparences pour atteindre leur signification, ce qui « est fondamental, ce qui est durable et essentiel [en eux] - leur seule qualité éclairante et convaincante - la vérité même de leur existence », sont des stratégies qui se soutiennent mutuellement. Car ce que Conrad suggère dans sa préface, c’est que l’art a une place particulière dans la révélation de la vérité de l’existence humaine. C’est clairement ce qu’il veut dire lorsqu’il parle de « l’art… comme d’une tentative unique de rendre la plus haute justice à l’univers visible, en mettant en lumière la vérité, multiple et unique, qui sous-tend chacun de ses aspects ».

Or, comme l’a souligné avec force Sebastian Gardner (Gardner [2014]), la manière dont l’art procède et ce qu’il révèle exactement résiste à une articulation ou à une compréhension complète. De nombreux artistes et philosophes ont, bien sûr, cherché à capturer l’expérience que nous avons lorsque nous sommes confrontés à une œuvre d’art qui semble offrir exactement le type d’illumination dont parle Conrad. Mais ce qui est révélé par une telle œuvre d’art reste opaque à une pleine compréhension, même si l’expérience en question exige d’être reconnue dans ses propres termes. En outre, la disposition particulière de l’œuvre d’art - sa relation spécifique entre la forme et le contenu, par exemple - qui semble offrir la compréhension en question est clairement au cœur de la manière dont une œuvre d’art révèle ce qu’elle révèle, mais, une fois encore, nous ne comprenons ni ne saisissons pleinement comment il en est ainsi : la majeure partie de ce que nous disons sur la relation entre la forme et le contenu d’une œuvre d’art nous semble banale, car elle ne parvient pas à capturer l’expérience qui motive un tel discours. Les œuvres d’art nous renvoient toujours à elles-mêmes, car nous sommes frappés par le besoin d’y revenir encore et encore, comme si nous espérions ou supposions qu’un nouveau visionnage, une nouvelle lecture ou une nouvelle écoute pourrait nous permettre de saisir enfin, en termes discursifs, ce que l’œuvre révèle et comment elle le fait. C’est la faim caractéristique que l’on peut avoir pour des œuvres d’art données.

Maintenant, si la Kindheit de Benjamin est une œuvre d’art, comme je le suggère, nous comprenons mieux son caractère évasif. En effet, la stratégie de Benjamin est ici en accord avec celle qui est typique des œuvres du modernisme où il y a une recherche incessante non seulement pour révéler la vérité des choses, mais aussi, et en même temps, pour soumettre à l’interrogation le caractère insaisissable de notre compréhension à la fois de la vérité qui pourrait être révélée et de la façon dont une œuvre d’art peut la révéler. En d’autres termes, les œuvres d’art typiquement modernistes explorent leur propre condition même si, et parce qu’elles explorent aussi le monde : c’est la conscience de soi qui les caractérise.7 Le récit de l’enfance de Benjamin se situe donc dans le modernisme des œuvres d’art littéraires. Le fait qu’il s’agisse de l’autobiographie d’une enfance et du refus de cette condition, le fait que le désir se réalise dans la frustration, la spatialisation du sujet dans sa projection dans le monde matériel, tout cela est la clé de sa lutte pour trouver la vérité du monde, de son incapacité à le faire et de la connaissance qu’il a de sa condition. Et au centre de tout cela se trouve sa caractéristique principale en tant qu’œuvre d’art, à savoir l’expérience enivrante, onirique et magique qu’elle exprime et évoque chez le lecteur.

La rédemption recherchée dans ce texte est donc toujours insaisissable. Mais il ne s’agit pas d’un échec du texte, comme si Benjamin avait pu obtenir la rédemption qu’il recherchait si seulement il avait bien fait les choses. Au contraire, la stratégie de Benjamin a une implication importante pour la vérité d’une vie, comme elle l’a, comme nous l’avons vu, pour la vérité du monde. C’est comme s’il nous disait : la vérité d’une vie est toujours juste hors de portée, existe juste là, au-delà de l’horizon de tous les événements et moments individuels de la vie. La rédemption finale serait de saisir cette vérité, mais le fait de ne pas y parvenir n’est pas une limitation pour une personne donnée, une erreur dont quelqu’un d’autre pourrait être libre ou libéré. Il s’agit plutôt d’une condition de la vie humaine, d’une limite nécessaire à cette existence. Vivre une vie humaine, c’est toujours avoir le sentiment qu’il existe une certaine vérité à propos de cette vie, mais que l’on ne peut ni l’atteindre ni renoncer à essayer de l’atteindre.

Que signifie la vérité ici ? L’élément central est, je pense, comme Pascal l’a magnifiquement exploré, la notion de divertissement. Nous passons tous notre vie à chercher sans relâche à satisfaire les exigences du moi, à fournir ce dont nous supposons avoir besoin, à étayer l’ego qui faiblit par des stratégies de vanité ou d’avidité que nous qualifions de préoccupations justifiées. Pourtant, il peut y avoir des moments où tout cela disparaît, où nous nous voyons tels que nous sommes et où nous pouvons supposer, peut-être, que nous pourrions vivre à la lumière de cette réalité. Mais nous ne le pouvons pas, car si nous étions dans l’impossibilité de le faire, nous ne pourrions plus exister, car le monde est tel que cette tranquillité et cette connaissance de soi sont invivables : nous ne pourrions plus, pour ainsi dire, nous débrouiller seuls si nous essayions de vivre de cette manière.

Tout cela est mieux dit par Pascal que je ne saurais le faire. Mais un exemple peut aider. Il s’agit de la réaction d’un de mes amis au film The English Surgeon, un documentaire sur le chirurgien cérébral Henry Marsh qui se rendait régulièrement en Ukraine où il cherchait à aider un flot ininterrompu de patients souffrant de tumeurs cérébrales et autres, et qui, sans lui, n’auraient eu qu’un accès limité, voire inexistant, au type de soins de santé que beaucoup d’entre nous, assez chanceux pour vivre dans d’autres parties du monde, considèrent comme allant de soi. La souffrance à laquelle Marsh a été confronté, et son caractère désespéré à cette époque et dans ce lieu, feraient scandale au Royaume-Uni, par exemple, où, malgré toutes les défaillances inévitables du système de soins de santé, nous pouvons être sûrs qu’une telle souffrance sera prise en charge, alors qu’en Ukraine, comme le montre ce film, la mutilation radicale de vies humaines est acceptée avec une résignation qui la considère comme une simple chance dans laquelle il y a forcément des perdants. Cette pensée est étrangère au principe même du système de santé britannique. Mon ami m’a dit que le visionnage de ce film devrait changer la vie d’une personne. Mais ce n’est pas le cas. Il voulait dire que le film met en évidence notre égoïsme, notre banalité et notre insignifiance, le fait que nous nous préoccupons de choses qui n’ont pas d’importance et dont nous savons qu’elles n’en ont pas. Il est certain que nous pouvons devenir moins vulnérables à ces choses, mais nous ne pouvons pas vivre sans elles, parce que la pression incessante du monde sur nous rend cela impossible : nous devons riposter pour survivre et « continuer », et les formes de banalité, de stupidité et de trivialité sont inévitables dans ce contexte. Pourtant, la vérité d’une vie serait celle que nous voyons lorsque nous voyons au-delà de tout cela - et que nous vivons dans sa lumière. Ou, plus exactement, la vérité serait ce que nous voyons de nos propres formes individuelles de banalité à la lumière de cette vérité. Mais nous ne pouvons pas vivre en conséquence, car nous devons assumer ce que Virginia Woolf appelle « le fardeau de la vie individuelle » : la vérité d’une vie est au-delà de ce fardeau dans son vide parfait, libérée de ce fardeau, ainsi que ce que ce vide révèle de ma vie.8

Nous pourrions présenter les choses de la manière suivante. J’ai dit que toute vie est, au départ, une expérience de l’ouverture spatiale du monde. Le temps n’existe pas encore pour l’enfant en tant que fardeau et le monde existe devant lui comme une scène de possibilités qui s’étend de l’enfance à la vie future. En grandissant, nous échangeons l’espace contre le temps, nous nous imprégnons du temps et nous perdons le monde en tant que théâtre de l’espace. Si, du point de vue des sciences naturelles, il est vrai que nous vivons dans l’espace et le temps de manière égale depuis notre naissance jusqu’à la mort, du point de vue phénoménologique, ce n’est pas le cas : nous vivons plutôt dans l’espace et nous en venons à vivre moins dans l’espace et plus dans le temps. C’est l’une des raisons pour lesquelles les enfants sont poignants et innocents : ils sont innocents parce qu’ils ne sont encore que dans l’espace, qu’ils sont à peine entrés dans le temps, et qu’ils sont donc peu chargés (ce qu’est l’être l’adulte, en revanche). Cet espace est vide : le fardeau de la vie individuelle est le fardeau du temps et de ses exigences à mesure que nous grandissons.

9. Nous pouvons dire que Benjamin nous offre une éthique nettement post-humaniste. C’est précisément parce que sa conception du sujet est profondément insaisissable pour lui-même et en continuité avec un monde à la fois matériel et spirituel. Il n’y a pas ici de conception du sujet comme un lieu autonome, autoscientifique, de l’agentivité, en contrôle de lui-même et de son environnement. La contingence est centrale. L’enfance offre à Benjamin le véhicule parfait pour cette éthique, précisément parce que l’enfant est si profondément absorbé dans son monde, dans le monde, comme j’ai cherché à le faire ressortir. L’approche de Benjamin repose sur l’idée que, en tant qu’adultes, nous vivons dans une sorte de fantasme dans lequel nous sommes devenus maîtres de notre propre vie, même si nous savons, quelque part, qu’il s’agit en fait d’une illusion. Nous sommes matériels de part en part, dotés d’une matérialité sacrée qui caractérise aussi le monde qui nous entoure, le monde des choses, des plantes et des animaux. C’est la manière dont cette unité est évoquée dans le texte de Benjamin qui lui donne sa beauté aiguë, qui le rend révélateur de nos vies comme seule une œuvre d’art peut l’être. Il y a une sorte d’affirmation tragique dans la perspective de Benjamin, la tragédie venant du sentiment de notre extraordinaire fragilité en tant que partie du monde matériel, l’affirmation venant de la possibilité que cela ouvre un type particulier d’amour des choses dans notre proximité avec elles. Et pourtant, même ici, notre absorption du monde est fracturée, comme le montre le caractère évasif du texte de Benjamin. C’est comme s’il voulait dire : nous ne faisons qu’un avec le monde, mais nous ne pouvons pas le vivre pleinement et nous ne pouvons pas le croire pleinement. L’amour tragique du monde que le texte de Benjamin évoque et qu’il recherche, qu’il veut, lui échappe finalement. Même l’enfance, pour Benjamin, est vécue dans un état d’urgence.

Bibliographie

  1. Améry, J. 1994 [1968] Sur le vieillissement. Traduit par J.D. Barlow. Bloomington Indiana : Indiana University Press.

  2. Benjamin, W. 1979 [1928] One-Way Street et autres écrits. Traduit par Edmund Jephcott et Kingsley Shorter, avec une introduction de Susan Sontag. Londres : Harcourt Brace Jovanovich.

  3. Benjamin, W. 1999 [1968] Illuminations. Traduit par Harry Zorn, édité et présenté par Hannah Arendt. Londres : Pimlico.

  4. Benjamin, W. 2006a [1987] Berliner Kindheit um 1900. Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp.

  5. Benjamin, W. 2006b Berlin Childhood Around 1900. Traduit par Howard Eiland. Cambridge, MA : Belknap Press.

  6. Benjamin, W. 2016 [1932] Berliner Chronik. Édité par Karl-Maria Guth. Berlin : Contumax.

  7. Conrad, J. 1897 preface to The Nigger of the ’Narcissus’. https://ebooks.adelaide.edu.au/c/conrad/joseph/c75nn/preface.html (dernier accès le 3 décembre 2017).

  8. Finkelde, D. 2009 ’The Presence of the Baroque’ in A Companion to the Works of Walter Benjamin, 46-69. Édité par Rolf J. Goebel. Woodbridge/Rochester : Camden House.

  9. Friedlander, E. 2012 Walter Benjamin : a Philosophical Portrait. Cambridge, MA : Harvard University Press.

  10. Gardner, S. 2014 ’Method and Metaphysics in the Philosophy of Art’. Estetika : The Central European Journal of Aesthetics, LI/VII, No. 2, 230-253.

  11. Josipovici, G. 2011 Qu’est-il arrivé au modernisme ? New Haven : Yale University Press.

  12. Lawrence, D.H. 1997 The Selected Letters of D.H. Lawrence, compilé et édité par James T. Boulton. Cambridge : Cambridge University Press.

  13. Orwell, G. 1984e ’Such, Such Were the Joys’ in The Penguin Essays of George Orwell, 422-458. Harmondsworth : Penguin.

  14. Rilke, R.M. 1963 [1923] Élégies de Duino. Traduit avec un commentaire et une introduction par J.B. Leishman et Stephen Spender. Londres : Hogarth Press.

  15. Ross, A. 2017 ’The Naysayers : Walter Benjamin, Theodor Adorno, and the critique of pop culture’ The New Yorker, 15 septembre 2014, https://www.newyorker.com/magazine/2014/09/15/naysayers (dernier accès le 3 décembre 2017).

  16. Weiss, P. 2007 [1964] Abschied von den Eltern. Suhrkamp : Francfort-sur-le-Main.


  1. Walter Benjamin [2006a], [1987] Berliner Kindheit um 1900 (Francfort-sur-le-Main : Suhrkamp). Toutes les traductions de ce texte en anglais sont les miennes. Les références de pages non attribuées dans ce chapitre renvoient à cette édition. Une traduction en anglais par Howard Eiland est disponible sous le titre Berlin Childhood Around 1900.↩︎

  2. Je suppose que cette idée est proche de l’idée de Nietzsche de l’affirmation de la vie dans la volonté de l’éternel retour du même.↩︎

  3. Dans son article « The Presence of the Baroque », Dominik Finkelde ([2009], 69) remarque : « Curieusement, Benjamin n’a pas laissé d’empreinte sur les œuvres de l’auteur ouest-allemand Peter Weiss, comme on aurait pu s’y attendre ». Je ne sais pas quelles sont les preuves historiques de cette affirmation, mais elle me semble peu plausible.↩︎

  4. Cf. Eli Friedlander [2012], 110.↩︎

  5. Cité dans Alex Ross [2017].↩︎

  6. Cf. Jean Améry [1994], [1968], 14-15.↩︎

  7. Pour une excellente étude du modernisme, voir Gabriel Josipovici [2011].↩︎

  8. Est-ce que c’est (en partie) ce que les bouddhistes veulent dire lorsqu’ils affirment qu’il n’y a pas de soi ? Je pense que oui.↩︎